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CHAPITRE III LA SECONDE INITIATION LE BAPTEME DANS LE JOURDAIN - Partie 2

Une telle maîtrise de l'âme peut être, en effet, entièrement en dehors de notre portée actuelle, mais le commandement du Christ n'en reste pas moins valide : "Soyez donc parfaits." [1]Un jour, nous rencontrerons-nous aussi la tentation dans le désert, et nous sortirons de la lutte, intacts et invaincus comme Lui. Une telle expérience est inévitable ; nous y passerons tous et ne pouvons pas nous y soustraire. "C'est la possibilité d'être tenté", dit le Dr Selbie, "qui montre la vraie grandeur de la nature humaine. Sans elle, nous serions simplement des créatures amorales ( ) C'est dans la capacité de choisir entre plusieurs fins, et dans les actes qui y mènent, qu'apparaît la possibilité du péché." [2] Ce point nécessite un examen plus approfondi. C'est l'humanité elle- même qui est en jeu, dans l'épisode du désert. Tout l'univers des choses matérielles, du désir et de l'ambition se déploya devant le Christ ; c'est parce qu'Il réagit comme Il le fit, et parce qu'aucun de ces aspects de la vie ne parvint à Le troubler, que nous sommes libres, nous aussi, et certains de notre victoire finale. C'est en tant qu'homme, que le Christ remporta la victoire. Nous pouvons donc en faire de même.

C'est sur ce triomphe de l'âme sur la matière, et du réel sur l'irréel, que le Christ porta témoignage lors de son expérience dans le [110] désert, et c'est vers le même but que se dirigent tous ceux qui suivent Ses pas. Son triomphe sera le nôtre, lorsque nous affronterons le problème du mal dans le même esprit que Lui, c'est-à-dire en projetant sur lui la lumière de l'âme et en nous appuyant sur nos expériences passées.

Dans l'initiation du baptême, le Christ avait démontré aux hommes sa pureté et son indépendance à l'égard du mal. Maintenant, ces qualités furent soumises à une épreuve différente. S'éloignant de la foule et de cette expérience, Il se retira seul dans un lieu solitaire et resta seul avec Lui-même pendant quarante jours et quarante nuits, debout entre Dieu et le malin. Par quel agent cette force mauvaise pouvait-elle l'atteindre ? Par l'agent de Sa propre nature humaine, par le moyen de la solitude, de la faim et de Ses propres visions. Le Christ se trouva face à Lui-même, et là, dans le silence du désert, seul avec Ses pensées et Ses désirs, Il fut mis à l'épreuve, dans toutes les parties vulnérables de Sa nature. "Comme Lui, nous sommes, dans le monde"[3], vulnérables sur tous les points.

La difficulté, pour la plupart d'entre nous, c'est que nous sommes vulnérables de tant de façons mesquines et que nous sommes susceptibles de faillir pour des raisons insignifiantes. Le point crucial de la situation, en ce qui concerne le Christ, est que les trois tentations auxquelles Il fut soumis furent des épreuves culminantes où se trouvaient impliqués les trois aspects de la nature inférieure. C'était des tentations synthétiques. Ce n'étaient pas des tentations mesquines, insignifiantes et bêtes, mais le rassemblement, en faisceau, des forces du triple homme inférieur – les forces physiques, émotionnelles et mentales – en un dernier et suprême effort pour établir leur suprématie sur le Fils de Dieu. Le mal est ainsi fait, et nous devons tous affronter cette épreuve – c'est-à-dire ce triple mal que l'on appelle le diable – de la façon dont l'affronta le Christ. Trois fois Il fut tenté, trois fois Il résista, et c'est seulement lorsque fut écartée toute capacité de se laisser troubler par la forme et l'avantage matériel, que le Christ put entreprendre sa tâche de service envers le monde et gravir la colline de la Transfiguration. Un des plus remarquables penseurs que nous ayons aujourd'hui dans le domaine de l'exégèse chrétienne nous dit que "tous ceux qui sont destinés au royaume doivent gagner le pardon de la culpabilité qu'ils ont contractée dans l'éon terrestre, en affrontant avec fermeté les pouvoirs du monde, lorsqu'ils se rassemblent pour [111] l'attaque suprême. Car, en vertu de cette culpabilité, nous sommes toujours soumis au pouvoir de l'impiété. Cette culpabilité constitue un frein, qui retarde la venue du royaume." [4]

Le Christ affronta ce dernier assaut et en sortit vainqueur, nous garantissant ainsi notre victoire ultime.

Le diable s'approcha de Jésus, au terme de quarante jours de communion solitaire. On ne nous dit pas ce que fit le Christ durant ces quarante jours. Aucun compte rendu ne nous est fourni concernant Sa pensée et Ses décisions, Ses réalisations et Sa consécration durant cette période. Seul, Il affronta l'avenir et, au terme de cette période, Il rencontra les épreuves qui Le délivrèrent de l'emprise de Sa nature humaine.

Lorsque nous étudions la vie de Jésus, Sa solitude nous apparaît de plus en plus clairement. Les grandes âmes sont toujours des âmes solitaires. Elles parcourent, sans compagnons, les étapes les plus difficiles du chemin du retour. Le Christ fut toujours solitaire. Son esprit le conduisit sans cesse vers l'isolement. "Les grandes conceptions qui hantent l'imagination de l'humanité civilisée sont des scènes de solitude : Prométhée enchaîné à son rocher, Mahomet méditant dans le désert, Bouddha et Ses méditations, L'homme solitaire sur la croix. Il appartient aux profondeurs de l'esprit religieux de se sentir abandonné de tous, même de Dieu." [5]

La vie du Christ oscilla entre la foule qu'Il aimait et le silence des lieux solitaires. On le trouva tout d'abord mêlé à la vie quotidienne de l'expérience familiale, où l'intimité des personnalités peut, si tristement, emprisonner l'âme ; puis, Il alla dans le désert et fut seul. Il en revint, et Sa vie publique commença ; ce fut alors une période de publicité, de tumulte et de clameurs, jusqu'au moment où tout ce bruit fut remplacé par le profond silence intérieur de la croix, où Jésus abandonné de tous, traversa la nuit profonde de l'âme – absolument seul. Pourtant, c'est dans ces instants de silence absolu, où l'âme est rejetée sur elle-même, quand nul ne lui vient en aide et quand aucune voix ne s'élève pour la soutenir, que les révélations se font jour, et que se développe cette claire vision intérieure qui permet à un Sauveur de surgir pour aider le monde. [112]

Le Christ fut tenté par le diable. Est-il nécessaire, dans un livre comme celui-ci, de donner une interprétation du diable ? N'est-il pas manifeste qu'il existe aujourd'hui dans le monde deux conceptions dominantes, toutes deux constituant des facteurs importants dans la conscience des jeunes et déterminant ainsi leurs croyances ultérieures – le diable et saint Nicolas ou le Père Noël ? Ces noms désignent des idées opposées. Chacun symbolise l'un des deux problèmes majeurs qui se présentent à l'homme, au cours de son existence quotidienne. Les philosophes orientaux les appellent "les couples opposés", et c'est assurément la façon dont l'homme traite ces deux aspects de la vie et son attitude subjective à leur égard qui montrent s'il réagit au bien ou au mal. Le diable est le symbole de ce qui n'est pas humainement divin, car il y a des choses mauvaises faites par l'homme qui ne sont pas considérées comme telles lorsqu'elles sont faites par un animal. Un homme et un renard peuvent, par exemple, dévaster l'un et l'autre un poulailler ; mais une loi morale se trouve enfreinte lorsqu'il s'agit de l'homme, tandis que, dans le cas de l'animal, celui-ci ne fait que suivre son instinct naturel Un animal peut en tuer un autre, dans un accès de rage ou pour défendre sa femelle, mais, lorsqu'un homme en fait autant, on l'appelle un meurtrier et il est puni en conséquence.

Le Père Noël est l'incarnation de tout ce qui est désintéressé ; il est le symbole de celui qui donne et de l'esprit du Christ, il est donc, pour l'homme, une figure qui lui rappelle Dieu, de même que l'autre création de l'imagination, le diable, avec ses cornes et sa queue, lui rappelle ce qui n'est pas Dieu, ce qui n'est pas divin.

"La clé du problème nous est fournie par la mythologie. Les mythes exigent qu'on les interprète d'une façon sérieuse, en fonction de la réalité objective, il ne faut pas les traiter comme des fictions poétiques, comme un simple jeu de l'imagination, n'ayant derrière lui aucune vérité solide. Le vêtement qui pare la substance peut être aussi fabuleux, aussi fantastique, aussi inconsistant et aussi bariolé que vous le voudrez. Ceci ne change rien au fait que la mythologie populaire nous parle d'une réalité invisible, de "figures mystérieuses", – de "figures", notez-le bien, pas de "forces" – partout au travail. Tout est vivant et possède une âme. Le monde est plein d'esprits, plein d'âmes. Les mythes nous parlent d'eux. Qui a inventé les mythes ? Personne. Car les inventions humaines sont arbitraires, elles sont de la fiction. Tandis que ces [113] récits sont acceptés par ceux qui les racontent et par ceux qui les écoutent, comme contenant une vérité indiscutable. La psychologie de l'homme primitif l'incite à considérer les choses comme étant douées d'une vertu "magique". Ce qui est devenu, dans notre psychologie plus développée et plus individuelle, un "subconscient", au sein duquel continue à opérer la vie collective de nos ancêtres, est, pour la psychologie du primitif, un état de "somnambulisme naturel», avec ses formes distinctes de sensibilité, de télépathie et de clairvoyance, une appréhension directe, apparentée à celle de l'artiste, qui lui permet de percevoir le tout dans chaque partie et l'essentiel à travers la multiplicité des détails." [6]

C'est ce dont témoignent les symboles du diable et du Père Noël, ces intégrations des dualités primordiales dans le règne de la qualité. Toute l'existence de l'homme oscille entre ces pôles opposés, jusqu'au moment où il trouve son équilibre et peut alors progresser vers ce qui est divin. Il serait pour nous d'un grand profit de méditer profondément, de temps à autre, sur ces dualités extrêmes de l'existence humaine : le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, la vie et la forme, L'esprit et la matière, le soi et le non-moi, le réel et l'irréel, la vérité et l'erreur, le juste et l'injuste, le plaisir et la souffrance, L'euphorie et l'apathie, l'âme et la personnalité, le Christ et le diable. Le problème des trois tentations se trouve résumé dans ces deux derniers termes. Ces dualités ont également été définies comme étant le fini et l'infini, qui sont les attributs caractéristiques, L'un de l'homme, et l'autre de Dieu Tout ce qui accroît le caractère fini de notre nature vient de l'homme, tout ce qui accroît son caractère compréhensif vient de Dieu. Nous verrons combien les distinctions entre ces dualités se dessinent clairement, au cours de notre étude des trois tentations.

 

Le Christ, lors des tentations, ne pouvait se contredire Lui-même ; en s'identifiant ainsi avec la perfection, il nous offre le spectacle d'un être humain "dans le monde, et cependant pas de ce monde"[7], tenté par le diable, quoique affranchi de toutes fausses réactions à l'égard des suggestions du malin. Il était ainsi une âme libre, c'est-à-dire une âme divine, non entravée par le désir, non corrompue par la chair, [114] et libérée des péchés des processus mentaux. Telle est la volonté de Dieu, en ce qui nous concerne, tous et chacun, et l'écrivain cité ci-dessous nous dit : "Il ne peut y avoir de liberté ( ) à moins que la volonté divine ne soit authentiquement une avec celle des êtres finit, réunit dans une personnalité." [8]Le Christ représente une personnalité de ce genre. Dieu est la contradiction du mal, et l'attitude du Christ envers le diable fut caractérisée par une contradiction absolue. En cela, il clarifia ce débat et fit ce que peuvent faire toutes les âmes. C'est en cela, comme je l'ai fait remarquer plus haut, que réside le caractère unique et spécifique de Sa mission : elle consiste dans un fait fondamental, qui est l'utilisation des méthodes de service, de victoire et de sacrifice qui sont accessibles à chacun de nous. Beaucoup d'hommes, dans le passé, sont morts pour les autres ; beaucoup ont affronté le mal avec une opposition intransigeante ; beaucoup ont consacré leur vie au service, mais aucun n'y est parvenu avec la même perfection et la même plénitude que le Christ.

Sa grandeur, on ne saurait assez le répéter, réside dans Son universalité. Le Dr Bosanquet traite la question de la personnalité de la façon suivante :

"Ce que je m'efforce de faire comprendre, c'est que notre vraie personnalité réside dans notre meilleur concret (our concrete best), et qu'en désirant son développement et sa satisfaction, nous désirons un accroissement de notre véritable individualité, par une diminution de notre exclusivisme formel. Ceci rejoint la constatation suivante, à savoir que notre véritable individualité – c'est-à-dire notre grandeur en étendue et en organisation – augmente à la fois notre distinction et notre compréhension personnelles. Mais elle restreint, du même coup, notre exclusivisme. Les grands hommes ne sont pas nés simplement de leurs parents. Des siècles et des pays entiers sont concentrés en eux. En désirant le développement suprême de notre perfection, nous désirons quelque chose qui ne peut plus être identifié aux incidents de la vie ni déterminé par eux." [9]

Si l'on étudie ces mots dans leurs rapports avec les tentations du Christ, le caractère prodigieux de ce qu'Il fit apparaît clairement et devient un encouragement pour nous tous, Ses jeunes frères, qui sommes également des Fils de Dieu.

C'est, par conséquent, en tant qu'homme total et cependant [115] foncièrement divin, que le Christ entama le combat final avec le diable. En tant qu'être humain, en qui l'esprit divin s'exprimait pleinement Il affronta le mal dans Sa propre humanité (considérée comme une chose séparée de Dieu) et en sortit vainqueur. Mais ne cherchons pas à dissocier les deux choses – le Dieu et l'homme – lorsque nous pensons au Christ. Certains penseurs mettent l'accent sur Son humanité et ignorent Sa divinité. En cela, ils se trompent sûrement D'autres mettent l'accent sur Sa divinité, et considèrent comme blasphématoire le point de vue de ceux qui L'ont placé sur le même niveau que les autres êtres humains. Mais si nous considérons le Christ comme la fleur suprême de la race, parce que chez lui l'esprit divin exerçait un contrôle absolu sur la forme humaine et se manifestait à travers elle, nous ne diminuons en rien, ni Sa personne, ni Son œuvre. Plus les hommes progresseront sur le Sentier de l'Évolution, plus ils prendront conscience de leur divinité et de la paternité de Dieu. En même temps, plus ils apprécieront le Christ, plus ils seront convaincus de Sa divinité parfaite et de Sa mission, et plus ils s'efforceront de suivre humblement Ses pas, sachant qu'il est le Maître de tous les Maîtres, vrai Dieu de vrai Dieu, et Instructeur à la fois des Anges et des hommes.

Cette divinité parfaite doit à présent être éprouvée et approuvée. Le Christ doit, à présent, démontrer à Dieu, au diable et à l'humanité, la nature de Sa perfection, et comment les pouvoirs de la nature inférieure peuvent être dominés par les pouvoirs de l'âme. Ces tentations peuvent être facilement comprises par tous les aspirants et les disciples, parce qu'elles symbolisent et synthétisent des épreuves universelles infligées à la nature humaine, à laquelle nous participons tous, et avec laquelle nous luttons tous, de quelque façon et à quelque degré que ce soit. Il importe peu que nous le fassions sous les injonctions de la conscience, c'est-à-dire par le contrôle de la nature supérieure, ou parce que nous sommes illuminés par la claire lumière de la divinité. Cela, tous les disciples l'ont toujours su.

Nous étudierons les trois tentations dans l'ordre donné par saint Matthieu, qui diffère de celui donné par saint Luc. Saint Marc se borne à signaler que le Christ fut tenté par le diable, tandis que saint Jean [116] n'en parle pas du tout. Les trois tentations mirent à l'épreuve les trois aspects de la nature inférieure – la nature physique, la nature émotionnelle du désir, et la nature mentale. Nous lisons :

"Et après qu'il eût jeûné quarante jours et quarante nuits il eut faim. Et le tentateur, s'étant approché de lui, lui dit : "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. Mais Jésus répondit et dit : Il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu." [10]

Deux faits intéressants sont à remarquer en ce qui concerne ces tentations. Chacune d'elles commence par le mot "Si", sur les lèvres du diable et chaque

fois le Christ répond : "Il est écrit que " Ces phrases servent de lien entre les trois épisodes et fournissent la clé de tout le processus. La tentation suprême est le doute. L'épreuve que nous devrons tous subir, pour finir, et qui culmina dans la vie du Christ jusqu'à ce qu'Il l'eût surmontée sur la croix, est l'épreuve de notre divinité. Sommes-nous divins ? Comment nos pouvoirs divins s'expriment-ils ? Que pouvons-nous faire ou ne pas faire, en tant que Fils de Dieu ? Il importe peu que les détails de chaque épreuve ou jugement, soient différents. Il importe peu, également, que l'épreuve s'applique à l'un ou à l'autre des trois aspects de notre nature inférieure.

Ce qui est en jeu, c'est l'impulsion générale de la vie vers la divinité. Pour l'homme encore peu évolué le problème de la divinité ne se présente pas comme un tout. Il ne peut s'occuper que du détail, du problème qui se trouve immédiatement devant lui. Ce problème, il peut l'aborder ou non, selon les cas, à la lumière de sa conscience. Pour le disciple, le détail a moins d'importance, car la vérité générale de sa filiation divine commence à le préoccuper. Il aborde alors les conditions de sa vie sous l'angle de cette théorie. Pour un fils parfait de Dieu, comme l'était le Christ ou même pour l'homme qui approche de la perfection, le problème doit être traité en bloc, et le problème de la vie doit être considéré sous l'angle de la divinité elle-même. Telle fut l'issue, en ce qui concerne le Christ, et telles sont les implications contenues dans le triple "si" du diable. [117]

À tort ou à raison, il me semble que nous nous sommes fourvoyés en interprétant toute vérité sous l'angle du médiocre. C'est pourtant ce que l'on a fait. La vérité peut s'interpréter de beaucoup de façons. Les êtres purement physico-émotionnels, doués par conséquent de très peu de vision, ont besoin de la protection de la théologie, malgré ses imperfections et ses affirmations dogmatiques parfois insoutenables. Ils en ont besoin, et la responsabilité de ceux qui inculquent les dogmes "aux petits" de la race est immense. La vérité doit être dispensée également sous des formes plus vastes ; il faut fournir une interprétation plus large à ceux qui commencent à vivre consciemment en tant qu'âmes, et auxquels on peut se fier pour voir le sens caché derrière le symbole et le sens qui se trouve voilé par les apparences extérieures de la théologie. La vérité, pour les fils moins imparfaits de Dieu, doit être une chose située au-delà de nos rêves, une chose douée d'une signification si profonde, et d'une acceptation si large, qu'il est futile de notre part de chercher à spéculer sur elle, car elle est une chose qui doit être éprouvée et non rêvée ; une chose dans laquelle il faut entrer, et qu'il ne suffit pas de voir.

Chacune des trois réponses du Christ doit être considérée de cette triple manière. "Il est écrit", dit-il, et ceux qui ne pensent pas ou les esprits étroits, y voient une confirmation de l'inspiration verbale des Écritures. Mais assurément, le Christ ne se référait pas simplement aux anciens préceptes des Écritures juives, aussi belles soient-elles. Les risques d'erreur sont trop grands pour nous imposer l'acceptation passive de chaque mot de n'importe quelle Écriture de l'univers. Cela saute aux yeux, quand on étudie les traductions qui en ont été faites. Le Christ a voulu exprimer quelque chose de beaucoup plus profond que "La Bible dit". Il voulait dire que la signature de Dieu était sur Lui ; qu'Il était la Parole, et que cette Parole était l'expression de la Vérité. C'est la Parole de l'âme (qui est l'influx de la divinité) qui détermine notre attitude au moment de la tentation et notre réponse au problème posé par le diable. Si cette Parole est lointaine, profondément enfouie sous la forme qui la voile, nous ne saisirons que des sons confus et déformés, et le Verbe ne sera pas assez puissant pour résister au mal. La Parole est gravée dans la chair, bien qu'elle soit défigurée et rendue presque méconnaissable par l'activité de la nature inférieure. [118] C'est sur le mental que la Parole résonne, apportant l'illumination et la vision intérieure, bien que cette vision puisse être encore déformée et cette lumière rarement vue. Mais la Parole est là. Un jour viendra où chacun de nous pourra dire avec force : "Il est écrit" et verra cette Parole exprimée dans toutes les parties de notre nature humaine en tant qu'individu – et dans un temps encore lointain – dans l'humanité tout entière. C'est là le "mot perdu" de la tradition maçonnique.

La philosophie orientale a fait souvent allusion à quatre sphères de vie ou à quatre problèmes, que tous les aspirants et les disciples doivent affronter et dont la somme constitue le monde dans lequel nous vivons. Il y a le monde Maya, le monde du mirage et le monde de l'illusion Il y a aussi ce mystérieux "Gardien du Seuil" dont parle Bulwer Lytton dans "Zanoni". Le Christ les rencontra tous les quatre et les vainquit lors de son expérience dans le désert.

Maya a trait au monde des forces physiques dans lequel nous vivons et c'est à elle que se réfère la première tentation. La science moderne nous a appris qu'il n'existe rien de visible ni d'invisible qui ne soit de l'énergie, et que chaque forme n'est qu'un agrégat d'unités d'énergie constamment en mouvement, auxquelles nous devons nous adapter, et en lesquelles nous avons "la vie, le mouvement et l'être." [11]Telle est la forme extérieure de la divinité, et nous en faisons partie. Maya est douée d'un caractère vital, et nous ne savons presque rien de ses effets sur le plan physique (dans toute l'acception du terme), ni sur l'être humain.

Le mirage se réfère au monde de l'être émotionnel et du désir, dans lequel résident toutes les formes. C'est ce mirage qui colore toutes nos vies et engendre les fausses valeurs, les faux désirs, les soi-disant nécessités, si souvent inutiles, nos ennuis, nos angoisses et nos soucis. Mais le mirage est vieux comme le monde, et nous étreint si fortement que nous ne semblons guère en mesure d'échapper à son emprise Les désirs des hommes, à travers les siècles, ont fini par créer une situation devant laquelle nous nous détournons, horrifiés ; le caractère effréné de nos appétits et de nos désirs, et leurs effets magiques sur les individus fournissent une matière considérable aux laboratoires [119] de psychologie ; la vie de désir de la race a été faussement orientée, et les appétits humains ont été tournés vers le plan matériel, produisant ainsi le monde du mirage dans lequel nous nous débattons actuellement. C'est de beaucoup la plus puissante de nos erreurs et de nos fausses orientations. Mais sitôt que la claire lumière de l'âme sera projetée sur lui, ce magma de forces malsaines se dissipera petit à petit. Ce travail constitue la tâche principale de tous les aspirants aux mystères.

L' "illusion" est douée d'une signification plus mentale. Elle a trait aux idées qui dirigent notre existence et à la vie de pensée qui gouverne plus ou moins (plutôt moins que plus, d'ailleurs) nos entreprises quotidiennes. En examinant chacune des trois tentations nous verrons comment le Christ a affronté, dans la première, cette maya douée de forces physiques si puissantes que le diable pensait en tirer avantage, dans son effort pour Le confondre. Nous verrons comment, dans la seconde tentation, le Christ fut tenté par le mirage et par la submersion de Sa vie vitale et spirituelle, par suite d'une conception fausse et d'un usage émotionnel de Ses pouvoirs divins. Le péché du mental, qui est l'orgueil fut également mis en œuvre par le diable, lors de la troisième tentation, et nous pouvons être certains que l'illusion du pouvoir temporel, utilisé pour de bonnes fins, fut proposée au Christ. Ainsi furent mises à l'épreuve les faiblesses intérieures possibles des trois aspects de Sa nature, et par elles, la vaste somme des mondes de maya, du mirage et de l'illusion se déversèrent sur Lui. C'est ainsi qu'Il fut mis en présence du "Gardien du seuil" qui n'est qu'un autre nom pour le soi personnel inférieur, considéré comme un tout universel, ce qui n'est le cas que chez les êtres évolués, les disciples et les initiés. Dans ces trois mots – maya, mirage et illusion – nous avons les synonymes de la chair, du monde et du diable, qui constituent la triple épreuve que doit affronter chaque Fils de Dieu à la veille de sa libération.

"Si tu es le Fils de Dieu, dis à ces pierres qu'elles deviennent des pains." Servons-nous de nos pouvoirs divins pour des fins personnelles et physiques. Plaçons la nature matérielle et physique au premier plan. Assouvissons notre faim, quelle qu'elle soit, et assouvissons-là parce que nous sommes divins. Utilisons nos pouvoirs divins pour [120] acquérir la santé parfaite, la prospérité financière ardemment désirée, la popularité dont nous avons une soif intense, ainsi que les conditions physiques et l'entourage que nous voulons. Nous sommes des fils de Dieu, et nous avons droit à toutes ces choses. Dis à ces pierres qu'elles deviennent des pains, pour que nous puissions satisfaire nos besoins imaginaires. Tels furent les arguments captieux qui furent évoqués à ce moment-là, et qu'invoquent aujourd'hui encore bien des maîtres et des écoles de pensée. Ce sont, aujourd'hui encore, les tentations typiques des aspirants du monde. C'est à cela que tendent beaucoup de maîtres et de groupes, et ce, fort curieusement, d'une façon parfaitement sincère, et avec la conviction profonde de la justesse de leur point de vue. Les tentations qui viennent aux âmes plus avancées sont plus subtiles. L'usage des pouvoirs divins, pour satisfaire des besoins physiques et purement personnels, peut être présenté sous un angle qui lui donne une apparence parfaitement légitime. Pourtant, nous ne vivons pas de pain seulement, mais de vie spirituelle qui (venant de Dieu) s'épanche sur l'homme inférieur et constitue sa vie. Ceci est la première chose essentielle qu'il importe de comprendre. C'est sur cette vie de l'âme et sur ce contact intérieur qu'il faut mettre l'accent. La guérison du corps physique, lorsqu'il est malade, est un bienfait pour l'individu, mais le fait de vivre comme une âme est plus important encore. Le fait de déclarer que la divinité doit s'exprimer entièrement par la satisfaction d'un besoin physique, sous forme d'argent par exemple, assigne une limite précise à la divinité et n'en fait plus qu'un simple attribut d'elle-même. Lorsque nous vivons comme des âmes, c'est-à-dire lorsque notre vie intérieure est orientée vers Dieu – non en raison de ce que nous pouvons en recevoir, mais parce que nous avons développé notre sens de la divinité – alors les forces de la vie divine s'épanchent à travers nous et produisent ce qui nous est nécessaire. Ceci peut ne pas nous mettre totalement à l'abri de la maladie, ni nous apporter le succès financier ; mais cela se traduira par un adoucissement de la nature inférieure, une tendance à nous oublier nous-mêmes, un désintéressement qui nous incitera à faire passer les autres avant nous, une sagesse qui se consacrera à l'instruction et au secours des autres, une libération de la haine et de la suspicion qui rendront [121] la vie plus agréable à ceux qui nous entourent, une bonté et un inclusivisme qui ne laisseront plus de place au soi séparé. Il est fort possible, mais il n'est pas fatalement certain, que ce type de nature intérieure nous donnera un corps sain et nous délivrera des afflictions physiques. Dans le temps et dans l'espace, dans telle vie et à tel moment, la maladie peut avoir sa raison d'être et peut être un bienfait éminemment désirable. La pauvreté et le dénuement peuvent rétablir un sens des valeurs qui avait été perdu et enrichir le cœur de compassion. Pour beaucoup, l'argent et une santé parfaite peuvent équivaloir à un désastre. Mais l'utilisation du pouvoir divin pour des fins égoïstes, et l'affirmation de la nature divine dans un but de guérison individuelle, semblent une prostitution de la réalité, et constituent une des tentations que le Christ vainquit d'une manière triomphale. Nous vivons par la vie de Dieu. Laissons cette vie couler "plus abondamment en nous" et nous deviendrons, comme le Christ, des centres vivants d'énergie rayonnante, au service du monde. Il est probable que nous en retirerons une meilleure santé physique, parce que nous serons moins préoccupés de nous-mêmes. La destruction de tout égocentrisme est une des premières lois de la santé.

Le problème de la guérison, qui attire l'attention de milliers de gens à notre époque, est trop vaste pour être traité ici, car il est bien plus complexe que ne se l'imaginent les guérisseurs et la plupart des groupes qui s'occupent de guérison. Je voudrais seulement signaler deux choses :

L'une est que l'affirmation selon laquelle toute maladie serait le résultat d'une, fausse pensée ne saurait être acceptée sans examen. Il existe beaucoup de maladies dans les autres règnes de la nature, les animaux, les plantes et les minéraux souffrent de maladies, tout comme les êtres humains, et ces règnes sont antérieurs à l'apparition de la famille humaine sur la terre. L'autre est que l'affirmation selon laquelle nous sommes divins et que nous avons droit, en conséquence à la santé, sera sans doute vraie quand cette divinité s'exprimera réellement, mais il ne suffit pas pour cela d'une simple affirmation : il faut un contact de l'âme, conscient et intelligemment organisé. Celui-ci s'obtient en vivant comme le Christ, sans jamais penser à soi-même et en s'occupant exclusivement des autres.

Le Christ vainquit la tentation qui L'incitait à utiliser Ses pouvoirs divins pour des fins égoïstes, par la calme réaffirmation de Sa divinité – une divinité basée sur l'universalité de la Parole. Il est peut-être opportun de rappeler ici que lorsque Jésus fut cloué sur la Croix, il fut défié par ces mots : "Il a sauvé les autres, il ne peut pas se [122] sauver lui-même." [12]La maya ou illusion de la nature physique ne pouvait avoir de prise sur Lui, car il en était totalement affranchi.

Aujourd'hui, l'aspirant du monde, l'humanité, se trouve en présence de cette même tentation. Son problème est d'ordre économique. Il est absorbé par le problème du pain, et il faut se souvenir que le problème du Christ était, au point de vue symbolique, celui de la nourriture. Le monde se trouve aux prises avec un problème matériel. Il est vrai qu'il n'y a aucun moyen d'y échapper, et il est également vrai que les hommes doivent être nourris. Mais sur quelle base résoudra-t-on ce problème ? Sera-t-on considéré comme trop idéaliste et comme un mystique dénué de tout sens pratique si l'on revient, comme fit le Christ, aux principes fondamentaux de la vie, et si l'on dit que lorsque l'homme sera réajusté et réorienté en tant qu'être spirituel ce problème se résoudra de lui- même ? On sera certainement considéré comme tel. Si l'on sent, comme le sentent beaucoup de gens actuellement, que la solution du problème réside dans une réévaluation de la vie, et dans une rééducation des principes sous- jacents de l'existence est-on complètement dans l'erreur, et doit-on, pour cela être considéré comme fous ? Beaucoup de gens répondront par l'affirmative. Mais si l'on cherche la solution du problème humain dans la seule satisfaction des besoins physiques, on ne réussira qu'à plonger l'homme plus profondément encore dans le marécage matériel où il se débat. Il peut-être très utile de satisfaire ses besoins, en ce qui concerne le pain quotidien. Mais, pour que ce problème soit résolu, il faut que le pain quotidien soit accompagné de quelque chose d'autre qui soit susceptible de satisfaire les besoins de l'homme tout entier, et pas seulement ceux de son corps et de ses désirs. Il existe, pour l'homme, des choses d'une importance plus essentielle que celles qui concernent la forme, même s'il ne s'en rend pas clairement compte. Le Christ a consacré un peu de Son temps à la nourriture de la foule. Il consacra beaucoup de temps, par contre, à lui enseigner les règles du royaume de Dieu. On peut être sûr que les hommes prendront ce dont ils ont besoin. Ils le font, en ce moment, dans tous les domaines. Mais il faut aussi mettre en lumière et enseigner les choses qui comptent vraiment, sans quoi le résultat sera désastreux. Quand on aura nettoyé la maison humaine de tous les abus qui y règnent, comme le font, à les en croire, les révolutionnaires de tous les pays, si la maison en fin de compte n'est pas belle, et si les idées de ses habitants ne sont pas basées sur [123] les choses divines essentielles, l'état nouveau sera pire que l'ancien. Sept diables peuvent entrer dans une maison, si nous en croyons la parabole du Christ[13]. À moins que Dieu ne demeure dans la maison, lorsqu'elle aura été nettoyée, et à moins que nos réévaluations et nos réajustements nationaux ne mènent à cette disponibilité et à cette paix de l'esprit dans lesquelles seules peut s'épanouir l'âme de l'homme nous allons vers des désastres pires encore.

"L'homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu."

"Alors le diable le mena dans la ville sainte et le mit sur le haut du temple ; et il lui dit : "Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit qu'Il ordonnera à Ses anges d'avoir soin de toi. Et ils te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre quelque pierre."

Jésus lui dit : "Il est aussi écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu." [14]

Si nous voulons vraiment comprendre cette tentation, il est essentiel de nous rappeler la distinction que nous avons faite plus haut, à savoir que ces passages de la Bible sont interprétés sous l'angle des âmes mises en jeu. Le Christ affronte le diable sur le terrain de Sa nature divine. "Si tu es le Fils de Dieu, tire avantage de la paternité de Dieu et jette-toi en bas". Cette tentation est différente de la première, bien qu'elle paraisse du même type. La clé de ce problème nous est fournie par la réponse du Christ, où Il prend fermement appui sur Sa divinité. Il ne le fit pas lors de la tentation précédente. Dans cette seconde épreuve, le diable cite l'Écriture, pour corroborer sa thèse. Il mène aussi le Christ vers le Sanctuaire, qui devient un champ de bataille, et c'est sur Lui que le diable répand le doute. Le mirage du doute descend sur le Christ. Affamé, solitaire et las de lutter, il est incité à mettre en question les racines mêmes de son être. Qu'Il ait été assailli par le doute, c'est là un fait indiscutable. Les premiers indices de ce mirage qui descendit sur Lui comme une grande obscurité lors [124] de la crucifixion, l'assaillirent à ce moment. Était-il le Fils de Dieu ? Avait-il vraiment une mission à accomplir ? Sa tentative n'était- elle pas une chimère ? Tout cela valait-il la peine d'être accompli ? Il fut attaqué, là où Il était le plus fort, et c'est en quoi réside la puissance de cette tentation.

Dans l'ancienne Écriture de l'Inde, la Bhagavad Gitâ, le disciple Arjuna doit affronter le même combat. Il est engagé dans une grande bataille entre deux rameaux de la même famille – c'est une représentation symbolique du moi supérieur et du moi inférieur – et lui aussi demande ce qu'il doit faire. Doit-il poursuivre la bataille et triompher en tant qu'âme ? Affirmera-t-il sa divinité, et vaincra-t-il l'inférieur et le non-divin ? Nous trouvons les mots suivants dans un commentaire de la Bhagavad Gitâ :

"Il y a, dans tout ceci, une signification spirituelle, et la situation où se trouve Arjuna est admirablement choisie pour faire ressortir de grandes vérités spirituelles. Il représente le "soi" personnel commençant à prendre conscience du "Soi" Supérieur. Il est touché et enflammé par la lumière qui émane du "Soi" Supérieur ; mais, en même temps, il est rempli d'épouvante et de terreur à l'idée de tout ce qu'implique inévitablement l'obéissance à ce "Soi" Supérieur. La lutte des frères entre eux est maintenant concentrée dans une seule nature c'est-à-dire dans la vie d'un seul homme. La guerre doit être livrée en lui-même une guerre longue et cruelle pour la vie de l'âme. Il ne faut rien de moins qu'un courage suprême, joint à la foi et à l'aspiration, pour rendre une telle lutte possible, et, même alors, il y aura de l'épouvante et du recul." [15]

Un plus grand qu'Arjuna (qui symbolise le disciple avançant sur le chemin qui mène à la perfection) affronta une lutte semblable, avec courage, foi et aspiration, mais la question fut la même : la vie de l'âme est-elle une réalité ? Suis-je divin ? Le Christ affronta ce combat sans épouvante, et en triompha par une affirmation d'une telle puissance (parce qu'elle énonçait une vérité) que, pour le moment, le diable ne put l'atteindre. Il répondit en substance : "Je suis le Fils de Dieu. Tu ne peux pas me tenter." Il prit appui sur Sa divinité, et vainquit le doute.

Il est intéressant de se rendre compte que l'humanité est submergée, aujourd'hui, par le mirage du doute. Le doute est partout. C'est une question émotionnelle. L'intellect clair et froid, qui analyse et [125] synthétise, ne doute pas de cette façon. Il interroge et attend. Mais c'est dans le Lieu sacré, avec une pleine connaissance de ce qui est écrit, et souvent après la victoire, que le doute s'empare du disciple. Peut-être, après tout, le sens du divin qui a soutenu jusqu'ici le disciple n'est-il, lui aussi, que du mirage et non une réalité ? Le disciple ne peut douter qu'il y ait eu, effectivement, des expériences d'une nature divine et surnaturelle. Il a ressenti à certains moments "un sens de l'accès au divin aussi différent des autres expériences, aussi original et aussi inexplicable que le sexe ou le sens de la beauté, la faim ou la soif." [16]Car on ne peut mettre en doute qu'il existe, au cœur de toute religion et de toutes les religions, "une expérience unique, qui ne peut être déduite, par évolution, d'une autre expérience." [17]Mais peut-être que cela aussi est un simple phénomène, et non pas une réalité ; quelque chose de passager, sans base immortelle ; quelque chose qui est ressenti comme un fragment du mirage du monde, qui ne dure pas et qui ne peut pas durer. Peut-être Dieu n'est-il qu'un mot qui sert à désigner ce qui existe, et peut-être n'existe-t-il, pour l'âme individuelle, rien de permanent, ni aucune divinité essentielle – mais seulement un éclair éphémère de lucidité ? Mettons donc ce sens de la divinité à l'épreuve et voyons si, après le changement que provoquera la destruction physique, quelque chose d'immortel subsistera, qui est de l'ordre de l'esprit.

Quand on examine la façon dont le Christ vainquit cette tentation on est enclin à croire qu'ayant affirmé sa croyance en sa propre divinité Il ignora purement et simplement la tentation. Sa méthode fut brève, concise, et reste très laconique en ce qui concerne les détails. Il y a deux moyens de surmonter cette tentation particulière. Il faut d'abord la reconnaître pour ce qu'elle est, c'est-à- dire pour une chose irréelle un mirage, qui n'a ni vérité ni existence durable, une simple illusion qui nous assaille subitement. Ensuite, il faut se reposer sur l'expérience de Dieu. Si, ne fût-ce que pendant une minute, nous avons été en présence de Dieu, et si nous l'avons su, nous avons vécu une réalité ineffaçable. Si la présence de Dieu dans le cœur humain a été une réalité, ne fut-ce que pendant un court instant, nous pouvons prendre [126] notre appui sur cette expérience, et nous devons refuser de nous occuper, en détail, du mirage du doute, de l'émotion, de la dépression ou de l'aveuglement qui peuvent nous assaillir momentanément.

Mais le doute qui assaille le monde actuel ne sera dissipé que lorsque les hommes projetteront sur les problèmes de l'humanité, de Dieu et de l'âme, non seulement la lumière froide et calme de l'intellect, illuminé par l'intuition, mais encore la puissance qu'ils tirent de leurs expériences passées. Si le sens de Dieu s'est maintenu dans le monde depuis des temps immémoriaux, et si le témoignage des mystiques et des saints, des voyants et des Sauveurs de tous les âges est historiquement vérifiable – et il l'est – alors ce témoignage constitue, dans sa richesse et son universalité, un fait aussi scientifique que n'importe quel autre. Nous vivons à une époque où le moindre fait scientifique semble paré d'une auréole prestigieuse. Nous avons traversé des cycles de mysticisme, des cycles de philosophie, des cycles d'expression scientifique et des cycles de matérialisme grossier. Telle est la façon cyclique dont nous progressons, et telle est notre histoire. Mais le fil du Plan divin traverse tous ces cycles d'une façon permanente. A travers eux, l'âme de l'homme marche d'une façon constante d'un déploiement de conscience à un autre, et notre conception de la divinité gagne chaque jour en richesse et en réalité. C'est là un fait sur lequel l'humanité peut s'appuyer : l'âme divine dans l'homme. C'est là le fait sur lequel le Christ s'appuya lorsque le diable le tenta pour la seconde fois.

"Le diable le mena encore sur une montagne fort haute et lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire et il lui dit : "Je te donnerai toutes ces choses si, en te prosternant, tu m'adores. Alors Jésus lui dit : "Retire-toi Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras, lui seul." [18]

Le Christ a été mis à l'épreuve dans Sa nature physique, et il a triomphé. Il a été mis à l'épreuve dans Sa nature émotionnelle, et nous avons vu que, ni les forces de la nature physique, ni les mirages que suscite, inévitablement, la nature sensiblement émotionnelle, ne purent L'écarter le moins du monde de la Voie qu'Il S'était tracée, c'est-à-dire du sentier de la vie et de l'expression spirituelle. Tous Ses désirs [127] étaient dirigés vers Dieu, chaque activité de Sa nature était correctement ajustée et divinement exprimée. Il a du connaître Son triomphe, et cette connaissance portait en elle le germe de la tentation finale. Il avait triomphé du matérialisme et du doute. Il savait que les formes extérieures de la vie ne pouvaient le séduire, et Il avait lutté pour atteindre la pleine reconnaissance de Sa divinité. Il avait donc conquis les éléments extrêmes de Sa nature, c'est-à-dire Ses aspects les plus hauts et les plus bas. Il exprima alors la qualité de la divinité. La réalité divine qu'Il perçut, et sur laquelle Il s'appuya, avait le pouvoir de percer la maya et de dissiper le mirage. Il ne subsistait que le pur désir – le désir de Dieu. Il avait été mis à l'épreuve dans deux aspects de sa nature – l'aspect matériel et l'aspect divin – et il vainquit le malin, en tant que Dieu-homme. D'une façon fondamentale, les deux tentations avaient eu lieu dans la région du désir. Nous sommes exhortés à nous dépouiller de tout désir personnel.

C'est ainsi que, chez le Christ, le désir fut transmué en puissance, bien que les victoires remportées continssent en elles des risques de danger. Le Christ fut ainsi mis à l'épreuve dans le règne du pouvoir. Un caractère qui a été porté à un degré élevé de perfection et qui a établi l'unité entre la Source du pouvoir, l'âme, et l'instrument du pouvoir, c'est-à-dire le soi personnel inférieur, engendre ce que nous appelons une personnalité. Cette personnalité peut être une source constante de dangers pour celui qui la possède. Le sentiment du pouvoir, la connaissance des choses réalisées, la conscience de ses capacités et de son talent de gouverner les autres, parce que l'on sait se gouverner soi- même, portent en eux les germes de la tentation. Ce fut ce piège que le diable tendit pour finir au Christ. Les gens sont parfois surpris quand on leur dit qu'un caractère remarquable peut être en Lui-même, une source de difficultés. Ce sont des difficultés d'un genre particulier, en ce sens que les choses faites et les paroles prononcées par une personne très développée et dont la personnalité est très équilibrée, peuvent faire beaucoup de mal – même lorsque les motifs qui l'inspirent sont justes ou paraissent tels. De telles personnes détiennent un pouvoir beaucoup plus grand que l'homme moyen.

Qu'est-ce au juste qu'un caractère remarquable, et comment l'obtient-on ? Il est produit tout d'abord, d'une façon naturelle, par la [128] roue de la vie et l'expérience de Galilée, puis, par un effort conscient et une discipline personnelle ; enfin, par l'intégration des différents aspects de la nature inférieure en un tout synthétique et en une unité utilisée à des fins bien définies.

Lorsque le Christ subit la troisième tentation, Ses "valeurs conscientes" et Ses "desseins" étaient en jeu. Il s'agissait, si possible, de saper son intégrité et de désintégrer de force l'unité qu'Il avait acquise. Si ce but pouvait être atteint, si le standard des valeurs qu'Il prônait pouvait être renversé, Sa mission était vouée, dès le début à l'échec. S'Il pouvait être trompé par l'illusion du pouvoir, si une ambition d'ordre personnel pouvait s'insinuer dans Sa conscience, la fondation du royaume de Dieu pouvait être indéfiniment retardée. Cette tentation était un assaut livré à la racine même de sa personnalité. L'intellect, ce facteur d'intégration suprême, avec sa capacité de penser clairement, de former des desseins précis, et de choisir, était mis à l'épreuve. De telles tentations ne viennent pas à ceux qui sont peu développés, mais, en raison même de la force du caractère mis ainsi à l'épreuve, elles sont les plus redoutables et les plus difficiles à surmonter. L'appel du diable s'adressait à l'ambition du Christ. L'ambition est, par excellence, le problème que doit affronter l'aspirant évolué et le disciple – l'ambition personnelle, l'amour de la popularité, l'ambition mondaine, l'ambition intellectuelle et la soif de dicter sa volonté aux autres. La subtilité de cette tentation consiste dans le fait que cet appel à l'ambition nous est adressé à de bonnes fins. Il serait excellent pour le monde et les affaires humaines que tous les royaumes de la terre appartinssent au Christ. Telle est l'implication contenue dans cette troisième tentation. Si le Christ consentait seulement à reconnaître la suprématie du diable, c'est-à-dire de la force matérielle à l'œuvre dans le monde, le gouvernement de tous les royaumes terrestres pourrait Lui être donné. Cette offre lui fut présentée comme la récompense d'une simple reconnaissance adressée – seul, en secret, sur le sommet d'une haute montagne – au pouvoir qui symbolisait le triple monde de l'existence extérieure. Si le Christ avait voulu tomber à genoux pendant un bref instant et adorer ce grand pouvoir, tous les royaumes de la terre et leur gloire auraient été à Lui ; et nous Le connaissons assez pour savoir qu'il n'y aurait eu, dans Son geste, aucun motif [129] égoïste, s'Il avait pu être incité à le faire. Qu'est-ce qui s'interposait entre Lui et l'acceptation de cette possibilité ? Sa réponse nous l'indique clairement, mais il importe de la comprendre correctement. Ce qui s'interposa, ce fut le fait qu'Il savait que Dieu est Un et que Dieu est Tout. Le diable lui montra une image de la diversité ; il déploya devant ses yeux une multitude de royaumes, de divisions, de pluralités et d'entités séparées. Or, le Christ vint pour unifier et pour unir tous les royaumes, toutes les races et tous les hommes, afin que les paroles de saint Paul pussent être vraies, en action et en fait :

"Il n'y a qu'un seul corps et un seul esprit, comme vous êtes appelés, à une grande espérance par votre vocation. Il n'y a qu'un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous et en vous tous." [19]

Si le Christ avait succombé aux séductions du diable et avait accepté les présents qui lui étaient offerts, au nom d'un motif légitime en apparence, et par amour pour l'humanité, ces paroles ne pourraient jamais s'accomplir, comme elles s'accompliront sûrement, un jour qui n'est peut-être pas aussi lointain que le chaos actuel le laisse supposer. Le Christ resta fidèle aux valeurs qu'il tenait pour vraies et au dessein qu'Il s'était assigné. L'illusion du pouvoir ne pouvait Le toucher. Ce qui était réel avait une telle emprise sur son esprit que l'irréel et l'immédiat ne pouvaient tromper Sa conscience. Il vit l'image totale ; Il eut la vision d'un monde où il n'y aurait plus de dualités, mais seulement l'Unité, et rien ne pouvait Le détourner de Ses efforts pour hâter la naissance de ce monde futur là où cette vision existe, les valeurs moindres et les solutions fragmentaires ne peuvent satisfaire le cœur ardent de l'homme Là où le tout est perçu comme une possibilité, la partie est remise à sa place véritable. Là où le dessein de Dieu est clairement révélé à l'esprit du voyant, les fins ou motifs moindres, ainsi que les appétits et les désirs du soi personnel se flétrissent et disparaissent. Au terme de la route de l'évolution, il y a le royaume de Dieu, pas les royaumes de ce monde. Ceux-ci ne sont que les fragments du tout futur et sont destinés à être fondus plus tard en une vaste synthèse spirituelle. Mais ce royaume, comme nous le verrons dans notre chapitre final, où nous résumerons [130] les résultats de l'initiation, ne saurait être mis au monde par l'ambition, l'effort et le désir personnel.

Il naît par la submersion de la partie dans le tout, et de l'individu dans le groupe. Mais ceci doit s'effectuer d'une façon librement consentie et intelligente, sans perte de prestige personnel, d'utilité, ou du sens de l'identité. Ce n'est pas une chose exigée ou obtenue de force, comme il arrive fréquemment aujourd'hui. Le Dr van der Leeuw nous dit :

"Si nous voulons entrer dans le royaume, cette attitude doit changer du tout au tout, pour devenir celle du Christ, dont l'amour a rayonné sur tous, et qui s'est donné sans cesse au monde qui l'entourait, qu'il le méritât ou non. Sa vie est centrée sur le divin, qui est commun à tous. Il ne subsistait en Lui aucun résidu de vie ou de personnalité séparée, luttant pour sa propre existence ou son agrandissement ; la coupe de Son existence s'était vidée de tout ce qui est personnel et s'était remplie du vin de la vie divine, qui peut être partagée par tous. Par un effort continu, quoique peut-être inconscient, nous pouvons arriver à maintenir ce centre de vie séparée que nous appelons notre personnalité ; Mais si nous voulons suivre le Christ, il nous faut renoncer à la lutte ardue pour l'assertion individuelle, il nous faut désirer être la vie au sein du Tout plutôt que la vie de la partie. C'est seulement ainsi que nous pouvons entrer dans le royaume de Dieu où ne peut exister aucune séparation." [20]

La tentation du Christ consista dans le fait qu'on lui demandait de reconnaître une dualité. Mais pour Lui, il n'y avait qu'un seul royaume et une seule voie qui y menait et un seul Dieu, en train d'engendrer, lentement mais sûrement, ce royaume. La mission du Christ consistait à nous révéler la méthode par laquelle on peut créer l'unité, à proclamer cet amour inclusif et cette technique d'unification que pourraient suivre tous ceux qui étudient Sa vie et répondent à Son esprit. Il ne pouvait donc pas tomber dans l'erreur de la diversité. Il ne pouvait pas s'identifier à la multiplicité, puisqu'il embrassait dans sa conscience, en tant que Dieu, une large synthèse. Pope, dans son célèbre "Essai sur l'homme", le sentit et l'exprima dans ces vers célèbres :

"Dieu aime, en allant du Tout vers la partie, mais l'âme humaine doit monter de l'individu au Tout. [131]

L'amour de soi ne sert qu'à éveiller l'esprit vertueux, Comme le caillou trouble la surface du lac paisible Le centre a bougé, un cercle lui succède,

Un autre encore, et puis un autre plus grand

L'homme embrasse d'abord l'ami, le parent, le voisin ; Puis son pays ; et enfin la race humaine ;

Les expansions de l'esprit, de plus en plus larges englobent toutes les créatures, et toutes les espèces ; La terre sourit alentour, dans sa bonté illimitée

Et le ciel contemple son image dans son sein."

Alors, le diable quitta Jésus. Il ne pouvait faire davantage, et le Christ "partit pour la Galilée"[21], retournant une fois de plus à la ronde de l'existence journalière. L'expérience de Galilée ne peut être éludée par aucun Fils de Dieu, tandis qu'il est incarné dans la chair. Le Christ fit alors trois choses : apprenant que saint Jean-Baptiste avait été jeté en prison, le Christ reprit la tâche qui avait été la sienne, et continua à prêcher le repentir. Ensuite, il choisit avec soin ceux qui devaient collaborer avec Lui, et qu'Il devait entraîner à poursuivre la fondation du royaume ; enfin il commença ce service accru qui est toujours, pour le monde, le signe qu'un homme est devenu plus inclusif et a traversé une nouvelle initiation. Même si le monde ne reconnaît pas tout de suite ce signe, ce n'est plus jamais tout à fait le même monde qu'avant l'initiation subie et le service rendu. L'apparition d'un nouvel initié dans le champ du monde rend ce champ différent de ce qu'il était auparavant.

Le Christ parcourut alors le pays, faisant le bien, "enseignant dans les synagogues, prêchant l'Évangile du royaume, et guérissant toutes sortes de maladies parmi le peuple." [22]Il avait enregistré sa perfection devant Dieu, devant les hommes et devant Lui-même. Il sortit trempé de l'expérience du désert, et sa divinité était complètement justifiée. Il Se savait Dieu. Il avait démontré à Lui-même Son humanité divine et cependant, comme c'est le cas de tous les Fils de Dieu qui se sont affranchis de leur nature inférieure, Il ne pouvait prendre de repos avant de nous avoir indiqué la Voie menant à une perfection semblable. Il devait nous transmettre la grande énergie de l'Amour de Dieu. [132]

Le Christ Parfait, servant, et pleinement conscient de la mission qui Lui incombait, entre à présent dans la période de travail actif qui doit précéder la prochaine initiation : la Transfiguration.

[133]

 

[1] Saint Mathieu, V 48.

[2] Psychology of Religions, Dr. Selbie, p. 228

[3] Saint Jean, IV, 17.

[4] Le Mystère du Royaume de Dieu, par Albert Schweitzer, p.235.

[5] Religion in the Making, par A.N. Whitehead. p. 9.

[6] Religions of Manking, par Otto Karrer, p. 121, 122

[7] Saint Jean, XVII, 16.

[8] The Value and Destiny of the Individual, par B. Bosanquet, p. 245.

[9] The Value and Destiny of the Individual, par R. Bosanquet, p. 284, 285.

[10] Saint Mathieu, IV, 2, 3, 4.

[11] Actes, XVII, 28.

[12] Saint Mathieu, XXVII, 40.

[13] Saint Mathieu, Xll, 45.

[14] Saint Mathieu, IV, 5, 6, 7.

[15] La Bhagavad Gitâ, commentaire de Charles Johnston, p. 26.

[16] The divinity in Man, par J.W. Grahsm, p. 88.

[17] The divinity in Man, p J.W. Graharn, p. 88.

[18] Saint Mathieu, IV, 8, 9,10.

[19] Eph. IV, 4, 5, 6.

[20] Dramatic History of the Christian Faith, par le Dr. Yan der Leeuw, p. 19.

[21] Saint Mathieu, IV, 12.

[22] Saint Mathieu, IV, 17, 24.