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CHAPITRE V LA QUATRIEME INITIATION LA CRUCIFIXION - Partie 2

Nous savons que l'un des facteurs déterminant du complexe du péché inculqué à l'occident est le développement de la faculté de l'esprit, avec ses deux corollaires : une conscience développée et un sens accru des valeurs, et son résultat : la capacité de voir l'opposition des natures inférieure et supérieure. Lorsque l'on entre instinctivement en contact avec le soi supérieur, avec ses valeurs propres et son registre de contacts nouveaux, le soi inférieur, avec ses valeurs moindres et son champ d'action plus matériel, est également perçu. Il en résulte, inévitablement, un sentiment de division et de déchéance. Les hommes se rendent soudain compte de leur médiocrité. Leur conscience s'éveille à Dieu et à l'Humanité, au monde, à la chair et au diable, mais aussi, en même temps, au royaume de Dieu. Au fur et à mesure qu'un homme se développe, ses définitions se modifient, les soi-disant péchés à l'état brut de l'homme non dégrossi, non évolué, ainsi que les fautes et les défaillances du "bon" citoyen moyen des temps modernes, suscitent des opinions et des jugements divergents, mais aussi une idée nouvelle des sanctions morales. Au fur et à mesure que notre conception de Dieu change et se développe, et au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la réalité, toute notre vision de la vie, de nous-mêmes et de notre prochain est susceptible de se transformer et de s'élargir, pour devenir plus divine, en même temps que plus humaine. [197] C'est un trait essentiellement humain que d'être conscient du péché et de comprendre que, lorsque l'homme a commis une offense, il doit en payer le prix, d'une façon ou d'une autre. Le germe de l'esprit a compris ces choses, même lorsque l'humanité était encore dans l'enfance, mais il a fallu près de deux mille ans de christianisme pour conférer au péché une position à tel point dominante qu'il a occupé (et occupe encore) une place prépondérante dans la pensée de la race tout entière. La loi, l'Église et les éducateurs de la race sont presque entièrement absorbés par le problème du péché et par le souci de trouver un moyen pour l'empêcher. On se demande parfois ce que serait aujourd'hui le monde si les porte-parole de la foi chrétienne s'étaient occupés du thème de l'amour et du service aimant, au lieu de souligner constamment le sacrifice du sang et la malignité de l'homme.

Le thème du péché court naturellement et normalement à travers toute l'histoire humaine. Et l'effort pour l'expier, sous forme de sacrifices d'animaux, a toujours existé. La croyance en une Divinité coléreuse qui inflige des sanctions à l'homme pour le punir de tout ce qu'il fait contre son frère, et qui exige un paiement pour tout ce qui lui est donné par un processus naturel de la terre, est aussi vieille que l'homme lui-même. Cette croyance a traversé bien des phases. L'idée d'un Dieu dont la nature est Amour a lutté pendant des siècles contre celle d'un Dieu dont la nature est la colère. La contribution principale du Christ au progrès du monde réside dans son affirmation, par la parole et par l'exemple, de la pensée que Dieu est Amour, et non une divinité coléreuse, infligeant par jalousie des châtiments cruels. La bataille dure encore entre cette croyance ancienne et la vérité de l'Amour de Dieu, qu'exprima le Christ et que Shri-Krishna personnifia également. Mais la croyance en un dieu coléreux et jaloux est encore fortement enracinée dans les âmes. Elle plonge ses racines dans la conscience de la race, et c'est seulement aujourd'hui que nous commençons à nous faire une idée différente de la Divinité. Notre interprétation du péché et de son châtiment a été une erreur, mais nous pouvons saisir à présent la réalité de l'Amour de Dieu, et nous pouvons détruire, de ce fait, la doctrine désastreuse d'un Dieu coléreux [198] qui envoya Son Fils sur la terre, pour le sacrifier à un monde mauvais. Le Calvinisme est peut-être l'interprétation la plus typique et la plus pure de cette croyance. Un exposé succinct de cette doctrine nous permettra de nous faire une idée claire de ses conceptions :

"Le Calvinisme est fondé sur le dogme de la souveraineté absolue de Dieu, ce qui inclut l'omnipotence, l'omniscience, et la justice éternelle – une doctrine chrétienne commune à toutes les confessions, mais que les Calvinistes ont poussé jusqu'à ses conclusions extrêmes, avec une logique inexorable. Le Calvinisme est souvent résumé en cinq points :

1. Chaque être humain, en tant que descendant d'Adam (que tous les chrétiens de cette époque considéraient comme un personnage historique), est coupable, dès sa naissance, du péché originel, auquel viennent s'ajouter tous les péchés qu'il commet au cours de sa propre vie. Un homme ne peut rien faire pour effacer ses péchés et sa culpabilité ; cette rémission ne peut s'obtenir que par la Grâce de Dieu, accordée miséricordieusement à l'homme par suite du sacrifice du Christ, et sans que cette rémission comporte aucun mérite de sa part ;

2. En conséquence, seules certaines personnes peuvent être sauvées (thèse de la rédemption particulière) ;

3. A celles-là, Dieu adresse un appel personnel, renforçant leur volonté, et les mettant en mesure d'accepter leur salut ;

4. C'est la prédestination, c'est-à-dire à l'élection divine, de décider qui sera sauvé et qui ne le sera pas ;

5. Dieu ne manquera jamais à ceux qu'Il a élus, et ceux-ci n'échapperont jamais à leur salut final (thèse de la persévérance des Saints).

Les Calvinistes insistaient, avec beaucoup d'ardeur, sur le fait que cette doctrine laisse intact le problème de la liberté humaine, et dépensaient des trésors de subtilité pour démontrer que Dieu n'est nullement responsable du péché humain." [1]

Par suite de cet accent mis sur l'état de péché et de l'habitude séculaire d'offrir des sacrifices à Dieu, la vraie mission du Christ a été longtemps ignorée. Au lieu de reconnaître qu'Il personnifiait une espérance éternelle pour la race humaine, on L'intégra à l'ancien système sacrificiel. Les anciennes habitudes de la pensée furent trop fortes, en comparaison de la nouvelle idée qu'Il vint apporter, de sorte que les notions de péché et de sacrifice reléguèrent au second plan et finirent par supplanter l'amour et le service sur lesquels Il s'efforça d'attirer l'attention par sa vie et ses paroles. C'est également pour cela que le Christianisme a produit, au point de vue psychologique, des hommes si tristes, si las et si accablés par le péché. Le Christ, le sacrifice pour [199] le péché, et la croix du Christ en tant qu'instrument de Sa mort ont accaparé toute l'attention des hommes, tandis que le Christ, l'homme parfait, et le Christ, le Fils de Dieu, sont restés dans la pénombre. En occident, la signification cosmique de la Croix a été entièrement oubliée (ou même jamais connue). Le salut n'est pas essentiellement lié au péché. Le péché est le symptôme d'un état, et lorsqu'un homme est "vraiment sauvé", cet état est éliminé, en même temps que la nature pécheresse, qui n'est qu'un incident.

C'est là ce que vint faire le Christ – Il vint pour nous montrer la nature de la "vie sauvée", et pour nous démontrer la qualité du "soi" éternel qui vit en chaque homme. Telle est la leçon de la Crucifixion et de la Résurrection : la nature inférieure doit mourir pour que la nature la plus haute puisse se manifester, et que l'âme éternelle qui est en chaque homme puisse surgir du cercueil de la matière. L'idée que les hommes doivent souffrir sur cette terre, à cause du péché, est très ancienne, et il est intéressant d'en retracer l'histoire. Dans l'Orient, où sont répandues les doctrines de la Réincarnation et du Karma, tout homme souffre selon ses péchés et selon ses actes ; il doit faire son salut "avec crainte et tremblement." [2]Dans la Thora juive, l'homme souffre pour les péchés de ses ancêtres et de sa nation, donnant ainsi corps à une vérité que l'on commence aujourd'hui seulement à considérer comme un fait – la vérité de l'hérédité physique. Dans l'enseignement chrétien, le Christ, l'homme parfait, souffre avec Dieu, parce que Dieu aima profondément le monde, et parce que, immanent à l'univers, Il ne peut se désintéresser des conséquences de la fragilité et de l'ignorance humaine. Ainsi l'humanité confère un but à la souffrance et permet la victoire finale du bien sur le mal.

L'idée d'un sacrifice destiné à effacer les péchés des hommes subit une série de transformations. A l'origine, l'humanité en enfance offrit des sacrifices à Dieu pour apaiser Sa colère, manifestée par les tempêtes, les tremblements de terre et les désastres du monde physique. Lorsque les hommes se tournèrent instinctivement les uns vers les autres, après s'être offensés, c'est-à-dire après avoir transgressé leur perception confuse des relations humaines, ici encore, des sacrifices furent offerts à Dieu, pour qu'Il ne frappât pas le genre humain. C'est [200] ainsi que l'idée grandit peu à peu, de sorte que l'on pourrait résumer de la façon suivante les étapes successives traversées par la conception du salut :

1. "Les hommes sont sauvés de la colère de Dieu, manifestée par des phénomènes naturels, au moyen de sacrifices d'animaux, précédés, dans des époques plus anciennes encore, par le sacrifice des fruits de la terre ;

2. Les hommes sont sauvés de la colère de Dieu, et des offenses qu'ils se font mutuellement, en sacrifiant des choses qui ont de la valeur à leurs yeux, ces sacrifices culminant dans l'immolation d'êtres humains ;

3. Les hommes sont sauvés par le sacrifice d'un Fils reconnu de Dieu, d'où l'expiation par substitution, beaucoup de Sauveurs du monde ayant préparé la voie du Christ ;

4. Les hommes sont définitivement sauvés du châtiment éternel qu'ils ont mérité par leurs péchés, par la mort du Christ sur la croix, l'homme coupable d'avoir prononcé un mot blessant étant responsable de Sa mort au même titre que le meurtrier le plus endurci ;

5. Finalement, l'homme arrive à la reconnaissance de plus en plus claire du fait que nous sommes sauvés par le Christ vivant et ressuscité, qui nous propose historiquement un but et est présent en chacun de nous, sous la forme d'une âme omnisciente et éternelle."

Aujourd'hui, c'est le Christ ressuscité qui apparaît au premier plan de la conscience humaine, et nous marchons, de ce fait, vers une période de spiritualité plus grande et de religiosité plus vraie qu'à aucune autre période de l'histoire. La conscience religieuse est l'expression persistante de l'Esprit immanent en l'homme : le Christ intérieur ; et aucun évènement terrestre extérieur, aucune situation nationale, quel que soit le caractère temporairement matériel de leurs objectifs, ne peuvent ternir ou oblitérer la Présence de Dieu en nous.

Nous sommes en train d'apprendre que cette Présence ne peut être libérée en nous que par la mort de la nature inférieure, et c'est ce que le Christ a proclamé du haut de la Croix. Nous comprenons, de mieux en mieux, que la "participation à Ses souffrances" signifie que nous devons monter sur la Croix avec Lui et partager constamment l'expérience de la Crucifixion. Nous commençons à savoir que le facteur [201] déterminant de la vie humaine est l'amour et que "Dieu est Amour." [3]Le Christ vint pour nous montrer que l'amour est la force motrice de l'univers. Il souffrit et mourut parce qu'Il aimait et avait tant de sollicitude pour les êtres humains qu'Il voulut leur montrer le chemin qu'ils doivent suivre – depuis la naissance jusqu'à l'agonie de la Crucifixion, en passant par la montagne de la Transfiguration – s'ils veulent participer, eux aussi, à la vie de l'humanité et devenir, à leur tour, les Sauveurs de leurs semblables.

Comment, alors, définirons-nous le péché ? Regardons tout d'abord les termes employés dans la Bible, dans les ouvrages théologiques et dans leurs commentaires, pour désigner le péché, la transgression, l'iniquité, le mal et la séparation Tous ces termes se réfèrent à des relations existant entre l'homme d'une part, Dieu et ses semblables de l'autre, et nous savons, grâce au Nouveau Testament, que ces deux derniers termes sont équivalents et interchangeables. Que signifient donc ces mots ?

Le vrai sens du mot "péché" est très obscur. Il signifie littéralement "celui qui l'est"[4]. Littéralement donc, celui qui existe est un pécheur dans la mesure où il s'oppose à l'aspect divin caché en lui-même. Quelques mots du Dr Grensted nous éclaireront sur ce point. Il écrit :

"Athanase dit : "Les hommes se détournèrent de Dieu lorsqu'ils commencèrent à prêter attention à eux- mêmes."Saint Augustin identifie le péché avec l'amour de soi-même. Le Dr Williams a déclaré que le principe sous- jacent, d'où naît le péché, se trouve dans "l'assertion de l'individu contre le troupeau, un principe qui ne peut être désigné que par les mots inadéquats d'égoïsme, de manque d'amour, et de haine." Et le Dr Kirk affirme : "On peut dire que le péché commence avec le souci de soi-même." [5]

Ces pensées nous conduisent directement au problème central du péché, qui est (en dernière analyse) le problème de la dualité essentielle de l'homme, avant d'avoir subi l'unification que nous enseigna le Christ. Quand l'homme fait le mal avant d'avoir pris conscience du dualisme de sa nature, nous ne pouvons le considérer comme un [202] pécheur – à moins que nous ne soyons assez arriérés pour croire en la doctrine qui veut que chaque homme soit irrémédiablement perdu, jusqu'à ce qu'il soit "sauvé", dans le sens orthodoxe du terme. Pour saint Jacques, le péché consiste à agir contre la connaissance, et il dit : "Celui qui sait faire le bien, et ne le fait pas, commet un péché." [6]Nous avons ici la vraie définition du péché. Pécher, c'est agir contre la lumière et la connaissance, avec le propos délibéré de faire ce que nous savons être mal et répréhensible. Là où il n'y a pas de conscience, il ne peut y avoir de péché. C'est pourquoi l'on considère que les animaux sont à l'abri du péché, et les hommes qui agissent avec une ignorance égale devraient être considérés de même. Mais, à l'instant où l'homme devient conscient du fait qu'il contient deux êtres en une seule forme, qu'il est à la fois Dieu et homme, alors sa responsabilité grandit peu à peu, le péché devient possible et c'est ici que le mystère du péché intervient. Ce mystère réside dans les relations existant entre "l'homme caché du cœur" [7] et l'homme extérieur et tangible. Chacun d'eux a sa propre vie et son propre champ d'expériences. Chacun d'entre eux, en conséquence, demeure un mystère pour l'autre. L'unification consiste à harmoniser ces deux éléments, car le péché survient lorsque les vœux de "l'homme caché" sont violés.

Lorsque ces deux aspects de l'homme sont unis et fonctionnent ensemble, en tant qu'unité, et lorsque l'homme spirituel contrôle l'homme charnel, le péché devient impossible, et l'homme progresse vers la grandeur.

Le mot "transgression" signifie le fait de franchir une frontière cela correspond au "déplacement de la borne" comme l'on dit dans la Maçonnerie. C'est une infraction à l'un des principes fondamentaux de l'existence. Tout le monde reconnaît qu'il existe certaines règles qui exercent un contrôle sur l'homme. On pourrait citer, à ce propos, une compilation de principes comme les Dix Commandements. Ceux-ci constituent les frontières que les coutumes anciennes, les habitudes acquises et l'ordre social ont imposées à la race humaine. Franchir ces limites, que l'homme a lui-même instituées par l'expérience et auquel [203] Dieu a accordé sa reconnaissance divine, c'est transgresser, et à chaque transgression correspond une pénalité. Nous payons, chaque fois, le prix de l'ignorance, et nous apprenons ainsi à ne pas pécher. Nous sommes pénalisés quand nous n'observons pas les règles, et nous apprenons, avec le temps, à ne pas les transgresser. Nous observons certaines règles, d'une façon instinctive ; c'est probablement parce que nous avons souvent payé le prix, et sûrement aussi parce que nous tenons à notre réputation et à l'opinion que les autres se font de nous. Il y a des frontières que le citoyen moyen et bien- pensant ne transgresse pas. Lorsqu'il le fait, il se joint au vaste groupe des pécheurs. L'idéal, c'est l'action contrôlée dans tous les domaines de la vie humaine, et cette action doit être basée sur le motif correct, inspirée par une intention désintéressée, et animée par la force de l'homme spirituel intérieur, c'est-à-dire "l'homme caché dans le cœur".

"L'iniquité" est, en apparence, un mot inoffensif. Il signifie simplement "inégalité". Un homme inique est, techniquement parlant, un homme mal équilibré, un homme qui tolère des "inégalités" dans sa vie quotidienne. Une définition comme celle-ci est très inclusive et, même si nous ne nous considérons pas comme des pécheurs ou des "transgresseurs", nous entrons sûrement dans la catégorie de ceux dont la conduite est parfois entachée d' "inégalités" Nous ne sommes pas toujours les mêmes. Nos réactions sont fluides et mobiles. Certains jours nous sommes une chose d'autres jours nous en sommes une autre, et ce manque d'équilibre fait de nous des êtres iniques, dans le vrai sens du mot. Il est bon de se rappeler ces choses, car elles nous préservent de ce péché affreux qu'est la satisfaction de soi-même.

Le problème du mal est trop vaste pour que nous puissions l'étudier en détail, mais nous voudrions dire que le mal est le fait d'adhérer à ce que nous aurions dû dépasser depuis longtemps, de nous cramponner à ce que nous aurions dû laisser derrière nous. Pour la grande masse d'entre nous, le mal est purement et simplement un effort pour nous identifier à la vie de la forme, alors que nous possédons la faculté de vivre par la conscience de l'âme ; l'équité est le fait de tourner notre pensée et notre vie vers l'âme, ce qui nous ouvre des activités spirituelles, bienfaisantes et secourables. Ce sens du mal et cette réaction au bien sont également latents dans la relation qui existe [204] entre les deux moitiés de la nature humaine – la partie spirituelle et celle qui est strictement humaine. Lorsque nous dirigeons la lumière de notre conscience éveillée vers notre nature inférieure, et faisons ensuite, de propos délibéré et "dans la lumière", les choses déterminées et vitalisées par les niveaux inférieurs de notre être, nous jetons le poids de notre connaissance du côté du mal et nous rétrogradons. Du point de vue de "l'homme charnel", il n'est pas toujours facile de faire ou de ne pas faire certaines choses, et lorsque nous choisissons l'inférieur, par suite d'un choix délibéré, alors le mal qui est en nous, nous domine.

La conscience humaine est en train de percevoir, d'une façon toujours plus claire, qu'une attitude séparative porte en elle les éléments du péché et du mal. Quand nous adoptons une attitude séparative, ou que nous faisons quoi que ce soit qui accroît la séparation entre les êtres, nous transgressons une loi fondamentale de Dieu. En réalité, nous brisons la loi de l'Amour, qui ne connaît pas de séparation, mais voit partout et uniquement l'unité et la synthèse, la fraternité et l’interrelation partout. C'est ici que réside notre problème principal. Notre étude du péché et du mal doit servir principalement, comme le dit le Dr Grensted :

"( ) À nous révéler que le caractère fondamental de notre problème résulte d'un manque de foi et d'un refus d'aimer. Les psychologues ne démentent pas cette conception du péché, quand ils le traitent comme une maladie morale, car leur espoir de guérir ces maladies morales repose sur une tentative pour réveiller les ressources personnelles et latentes du moi, par des méthodes qui sont, en elles-mêmes, personnelles.

Là où cet appel est inopérant, comme dans certaines psychoses, il n'y a pas d'espoir de guérison. La clé de la guérison psychologique réside dans le transfert, et cette méthode est étroitement apparentée à celle du pardon chrétien. Les deux méthodes de guérison sont entièrement personnelles ; toutes deux dépendent d'un réajustement des relations que nous entretenons tout d'abord avec le prêtre et le médecin, mais qui finissent par s'étendre à tout ensemble de notre milieu social." [8](Les italiques sont de moi. A.A.B.)

Le sentiment de la responsabilité de ses propres actes grandit au [205] fur et à mesure que l'on avance, de stade en stade, sur le sentier de l'évolution. Dans les premiers stades, il n'y a pas ou peu, de responsabilité.

Il n'y a pas ou peu, de connaissance, aucun sens de notre relation avec Dieu, et très peu du sens de nos relations avec l'humanité. C'est ce sens de la séparation, cet accent mis sur le bien individuel et personnel, qui est la nature du péché.

L'amour est l'unité, et l'unification, et la synthèse. La séparation est la haine, la solitude, et la division. Mais l'homme, étant de nature divine, doit aimer, et le malheur vient de ce qu'il a aimé à tort. Dans les premiers stades de son développement, il cherche son amour dans une mauvaise direction et, tournant le dos à l'amour de Dieu qui est de la même nature que son âme, il aime ce qui est lié au côté forme de la vie, non pas au côté vie de la forme.

Le péché, par conséquent, est une infraction précise à la loi de l'amour, telle que nous devons la pratiquer dans nos relations avec Dieu ou avec notre frère qui est un fils de Dieu. Il est l'acte de faire des choses en nous inspirant d'un motif purement égoïste, causant ainsi de la souffrance à ceux qui appartiennent à notre entourage immédiat ou au groupe dont nous faisons partie – qu'il s'agisse du groupe familial, du groupe social, du groupe professionnel ou plus simplement du groupe d'êtres humains auquel notre destinée nous a liés.

Ceci nous permet de comprendre qu'en dernière analyse le péché signifie une relation fausse avec d'autres êtres humains. C'est le sentiment de cette relation fausse qui suscita, dès les premiers jours de l'histoire humaine, des sacrifices de biens terrestres offerts sur un autel, car l'homme primitif semble avoir senti qu'en adressant une offrande à Dieu il pouvait réussir à racheter les fautes commises envers ses semblables.

La race humaine commence à comprendre aujourd'hui que le seul péché véritable consiste à faire du mal à un autre être humain. Le péché est le mauvais usage de nos relations avec nos semblables, et ces relations, nous ne pouvons nous y soustraire. Elles existent. Nous vivons dans un monde peuplé d'hommes, et nos vies se passent à être en contact avec d'autres êtres humains. La façon dont nous résolvons ce problème quotidien met en avant, soit notre divinité, soit notre nature inférieure. Notre tâche, dans la vie, est d'exprimer la divinité. Et cette [206] divinité se manifeste de la même façon que celle du Christ : en vivant sans faire le mal et en rendant constamment service à nos semblables, en surveillant scrupuleusement nos paroles et nos actes, de crainte que, de façon ou d'autre, "nous n'offensions l'un de ces petits"[9], en partageant avec le Christ le besoin urgent qu'Il ressentit de soulager les peines des hommes et en assumant le rôle de Sauveur à l'égard de nos semblables. Il est glorieusement vrai que cette conception fondamentale de la Divinité commence à s'emparer de l'humanité.

La tâche principale du Christ fut l'établissement du royaume de Dieu sur la terre. Il nous montra la voie par laquelle l'humanité peut entrer dans le royaume – en obligeant la nature inférieure à mourir sur la Croix, et en ressuscitant par la puissance du Christ immanent. Chacun de nous doit fouler, tout seul, le chemin de la Croix et entrer dans le royaume de Dieu en vertu des œuvres qu'il a accomplies. Mais ce chemin se trouve par le service rendu à nos semblables, et la mort du Christ, considérée sous un certain angle, fut la conclusion logique des services qu'Il avait accomplis. Le service, la souffrance, la difficulté et la croix – telles sont les récompenses de l'homme qui fait passer l'humanité avant lui-même. Mais, l'ayant fait, il découvre que la porte qui donne accès au royaume est grande ouverte et qu'il peut la franchir. Cependant, il doit d'abord souffrir.

C'est par le service suprême et le sacrifice que nous devenons des disciples du Christ et que nous acquérons le droit d'entrer dans Son royaume, parce qu'alors nous n'y entrons plus seuls. C'est là l'élément subjectif inhérent à toutes les aspirations religieuses et ceci, tous les Fils de Dieu l'ont su et enseigné. L'homme triomphe par le moyen de la mort et du sacrifice.

Le Christ, cet esprit surhumain, le fit parfaitement. Il n'y avait pas de péché en Lui parce qu'Il avait parfaitement transcendé le soi inférieur et éphémère. Sa personnalité était subordonnée à Sa divinité. Les lois de la transgression ne pouvaient Le toucher, parce qu'Il ne transgressa aucune frontière et n'enfreignit aucun principe. Il personnifiait le principe de l'amour et il ne Lui était donc pas possible, au [207] degré d'évolution qu'Il avait atteint, de faire du mal à un être humain. Il était parfaitement équilibré et avait acquis cette harmonie qui L'avait libéré de tous les conflits inférieurs et L'avait rendu libre de monter vers le trône de Dieu. Pour Sa part, Il ne se cramponnait pas aux plans inférieurs de l'existence, et à ce qui n'est désirable que du point de vue humain, mais est réprouvé par la divinité. Le mal, par conséquent, passait à côté de Lui, et Il n'avait aucun commerce avec lui. "Il fut tenté en tous points comme nous, et cependant sans péché." [10]Il ne connut aucune séparation. Les hommes riches, les publicains, les pécheurs, les doctes professeurs, les pécheresses, les vagabonds les plus humbles, tous étaient Ses amis, et la "grande hérésie de la séparation" était complètement anéantie par Son esprit qui embrassait tout. Il accomplit ainsi la loi du passé, préfigura le type de l'humanité future et pénétra pour nous à l'intérieur du voile, nous laissant Son exemple pour que nous suivions Ses pas – l'exemple du sacrifice poussé jusqu'à la mort, du service rendu d'une façon incessante, d'oubli de soi-même et d'héroïsme, qui le conduisit, d'étape en étape, le long de la Voie, et de cime en cime, jusqu'à ce qu'aucun lien ne L'attachât plus (et pas même les barrières de la mort). Il demeure le Dieu-homme éternel, le Sauveur du monde. Il accomplit, à la perfection, la volonté de Dieu et nous proposa une règle simple, suivie d'une grande récompense : "Si quelqu'un veut faire la volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu, ou de mon propre chef." [11]

La simplicité de ce précepte est presque déconcertante. On nous dit simplement de faire la volonté de Dieu, et que la vérité nous sera alors révélée. Il y eut des moments, dans la vie du Christ, – comme celui dans le jardin de Gethsémani, où Il lutta avec Lui-même pour accomplir la volonté de Dieu – où Sa chair humaine tressaillit devant les perspectives qui s'ouvraient devant Lui. Il savait, par conséquent, combien il est difficile de suivre cette règle.

TROISIEME PARTIE

Lorsque nous tournons notre attention vers l'histoire de la Crucifixion, [208] il est évident que nous n'avons pas besoin d'en raconter tous les détails. C'est un évènement si connu et si familier que les mots dont on se sert pour le décrire ont perdu presque toute signification. Le récit de Jésus entrant en triomphe à Jérusalem, la réunion des disciples dans la chambre haute, le partage du pain et du vin, la désertion de ceux qui prétendaient L'aimer, et Son agonie dans le jardin de Gethsémani, nous sont aussi connus que nos propres noms, quoique d'une façon beaucoup moins frappante. Ceci est la tragédie du Christ. Il a accompli tant de choses et nous en avons reconnu si peu ! Il nous a fallu vingt siècles pour commencer à Le comprendre, Lui, Sa mission et Sa carrière. La Crucifixion elle-même ne fut que la consommation prévue et attendue de cette carrière. Aucun autre dénouement n'était possible. Elle était prédéterminée depuis le commencement et datait en réalité du moment où, après avoir reçu l'initiation du baptême, Il commença à servir l'humanité en enseignant et en prêchant la bonne nouvelle du royaume de Dieu. C'était là Son thème ; nous l'avons oublié et nous avons prêché à notre tour la personnalité de Jésus-Christ – un thème que Lui-même ignorait totalement et qui lui semblait n'avoir aucune importance, au regard des valeurs tellement plus grandes qu'Il était venu nous apporter. Ceci encore, est la tragédie du Christ. Il a apporté une série de valeurs, et le monde vit selon une autre.

Nous avons fait de la Crucifixion une tragédie, alors que la vraie tragédie tient au fait que nous n'avons pas compris sa signification. L'agonie du jardin de Gethsémani provint du fait qu'Il n'était pas compris. Bien des hommes ont péri de mort violente. En ceci, le Christ ne différait en rien des milliers de prophètes et de réformateurs, à travers les siècles. Beaucoup de gens ont traversé l'expérience de Gethsémani, et ont prié Dieu, avec la même ferveur que le Christ, pour que "Sa volonté s'accomplisse". Beaucoup d'hommes ont été abandonnés par leurs amis et par ceux dont on aurait pu espérer qu'ils auraient participé au travail et au service de la vision accordée. En aucun de ces points le Christ ne fut unique. Mais Sa souffrance était basée sur Sa vision, laquelle était unique. Le manque de compréhension de son entourage et les interprétations déformées que les [209] théologiens donneraient à Son message ont certainement dû être "prévus" par Lui ; Il a dû prévoir également que le culte qu'on lui adresserait en tant que Sauveur du monde, retarderait, pour des siècles, la matérialisation du royaume de Dieu sur terre qu'Il était venu fonder. Le Christ vint afin que toute l'humanité puisse "vivre  plus abondamment"[12]. Nous avons interprété Ses paroles de telle façon que seuls les "élus" sont supposés s'être rapprochés de cette vie plus abondante. Mais la vie abondante n'est certainement pas une chose qui doive être vécue après la mort, dans quelque ciel lointain où ceux qui croient mèneront une vie de bonheur exclusif, tandis que le reste des enfants de Dieu sera exclu de cette félicité. La Croix avait pour but de servir de ligne de démarcation entre le royaume des hommes et le royaume de Dieu, entre le grand règne de la nature qui avait atteint sa maturité, et un autre règne de la nature qui devait entrer, à présent, dans son cycle d'activité. Le règne humain avait évolué, jusqu'au point où il avait produit le Christ et ces autres enfants de Dieu dont les vies furent un témoignage constant de la nature divine.

Le Christ se chargea de l'ancien symbole et du fardeau de la Croix et, à la suite de tous les Sauveurs crucifiés avant Lui, Il personnifia et synthétisa, en Lui-même, l'immédiat et le cosmique, le passé et le futur, dressant la Croix sur la colline proche de Jérusalem (dont le nom signifie "la vision de la paix"), attirant ainsi l'attention des hommes sur le royaume, dont l'établissement sur la terre fut l'objet de Sa mission et la raison de Sa mort. La tâche était accomplie et, dans cet étrange petit pays que l'on appelle la Terre Sainte, cette étroite bande de terrain entre les deux hémisphères, entre l'est et l'ouest, entre l'Orient et l'Occident, le Christ monta sur la Croix et traça la frontière entre le royaume de Dieu et les royaumes de ce monde, entre le monde des hommes et le monde de l'Esprit. Il représenta ainsi le point culminant des anciens mystères qui avaient prophétisé la venue du royaume de Dieu, et institua les mystères de ce royaume.

L'effort pour obéir parfaitement à la Volonté de Dieu mit un [210] terme à la vie la plus complète qui n'ait jamais été vécue sur terre. La tentative accomplie pour fonder le royaume, pré-ordonné pour l'éternité, et l'antagonisme qu'elle provoqua, menèrent le Christ au lieu de la crucifixion. La cruauté des hommes, la faiblesse de leur amour, et leur incapacité de saisir la vision, brisèrent le cœur du Sauveur du monde – ce Sauveur qui nous avait ouvert les portes du royaume.

 

Il est temps que l'Église prenne conscience de sa vraie mission, qui est de matérialiser le royaume de Dieu sur la terre, ici-bas et dès aujourd'hui. Le temps est passé où nous pouvions mettre l'accent sur un royaume à venir. Les gens ne s'intéressent plus à un ciel éventuel ou à un enfer probable. Ils ont besoin d'apprendre que le royaume est ici et doit s'exprimer sur terre ; il comprend tous ceux qui accomplissent la volonté de Dieu, (quelque prix qu'il faille y mettre, comme le fit le Christ) et qui s'aiment les uns les autres, comme le Christ nous aima. La voie qui mène à ce royaume est celle que suivit le Christ. Elle exige le sacrifice du soi personnel au bien de ce monde, et le service de l'humanité, à la place du service de ses propres désirs. Le Christ perdit la vie, tandis qu'Il énonçait ces nouvelles vérités concernant l'amour et le service. Le Dr Streeter nous dit que "l'importance et la valeur de la mort du Christ jaillissent de Sa qualité intérieure. Il est l'expression, sous la forme d'un fait extérieur, d'une auto-consécration librement choisie, accomplie de bon cœur et sans aucune réserve, pour le service suprême de Dieu et de l'homme. La souffrance qui résulte d'une telle offrande de soi-même est moralement créatrice." [13]

N'est-il pas vrai que la Crucifixion du Christ, avec les grands évènements qui la précédèrent – la communion et l'expérience de Gethsémani – est une tragédie dont la base est un conflit entre l'amour et la haine ? Mon intention, dans ce livre, n'est pas de minimiser l'évènement mondial qui eut lieu sur le Calvaire. Mais, aujourd'hui, quand nous jetons un regard rétrospectif sur cet évènement, une certaine vérité commence à se faire jour, à savoir que nous avons interprété ce sacrifice et cette mort d'une façon purement égoïste. Nous nous sommes préoccupés, à ce sujet, de notre intérêt individuel. Nous avons souligné l'importance de notre salut individuel et nous continuons à lui attribuer une importance capitale. Aux yeux du monde, ce que le [211] Christ était destiné à accomplir pour l'humanité à travers les âges, et l'attitude de Dieu envers les êtres humains depuis l'origine des temps jusqu'à nos jours, en passant par la période de la vie du Christ en Palestine, ont été subordonnés à la question de savoir si la Crucifixion sur le Calvaire était vraiment capable d'assurer le salut de nos âmes individuelles. Pourtant, au cours de son entretien avec le bon larron, le Christ admit celui-ci dans le royaume de Dieu, simplement parce qu'Il avait reconnu Sa divinité. Le Christ n'était pas encore mort, et le sacrifice de Son sang n'était pas encore consommé. On dirait presque que le Christ, prévoyant la façon dont la théologie interpréterait Sa mort, s'était efforcé de la réfuter d'avance, en faisant de la reconnaissance du larron mourant un des évènements saillants de Sa propre agonie. Il admit le larron repentant dans le royaume de Dieu, sans faire intervenir Son sang dans la rémission de ses péchés.

Le vrai combat fut un combat entre l'amour et la haine. Seul, saint Jean, l'apôtre bien-aimé, celui qui était le plus près de Jésus, comprit vraiment la portée de l'évènement et, dans ses Épîtres, l'accent est entièrement placé sur l'amour, tandis que l'on n'y trouve nulle part l'interprétation orthodoxe habituelle. Simplement l'amour et la haine ; le désir de vivre comme des enfants de Dieu, et la propension à vivre comme des êtres humains ordinaires. C'est ici que réside la différence entre un citoyen du royaume de Dieu et un simple membre de la famille humaine. Ce fut l'amour que le Christ s'efforça d'exprimer, mais c'est la haine, la séparation et la guerre, – culminant dans la guerre mondiale – qui ont caractérisé l'interprétation officielle de son enseignement à travers les âges. Le Christ mourut afin d'attirer notre attention sur le fait que la voie qui menait au royaume de Dieu était la voie de l'amour et du service. Il servit, aima, accomplit des miracles et rassembla les pauvres et les déshérités. Il nourrit ceux qui avaient faim et chercha, de toutes les façons possibles, à attirer l'attention des hommes sur le fait que l'amour est la caractéristique essentielle de la divinité ; en fin de compte cette vie de service aimant ne Lui apporta que des difficultés et même, pour finir, la mort sur la croix.

Nous avons lutté pour imposer la doctrine théologique de l'Immaculée Conception. Nous avons lutté pour et contre les doctrines du [212] Salut. Nous avons lutté à propos du baptême et de l'expiation. Nous avons lutté pour l'affirmation ou la réfutation de l'immortalité, et pour savoir ce que l'homme devait faire pour ressusciter d'entre les morts. Nous avons considéré la moitié du monde comme perdue et nous avons déclaré que seul le croyant chrétien était sauvé. Et cependant, le Christ n'a cessé de nous répéter que l'amour est le chemin qui mène au royaume, et que ce qui nous y rend éligible est la présence de la divinité en chacun de nous. Nous avons omis de comprendre que "l'expiation par procuration est l'harmonisation de l'inharmonie des autres, obtenue par l'entremise d'une présence spirituelle qui opère la grande transmutation, le mal étant absorbé et transmué en bien ou équilibré"[14]. Ceci constitue l'effort du Christ, et Sa présence est l'instrument harmonisateur de la vie. Les hommes ne sont pas sauvés par la croyance dans les formules d'un dogme théologique, mais par le fait de la présence d'un Christ vivant et immédiat. C'est la compréhension de la présence de Dieu dans le cœur humain qui sert de base à la vision mystique, tandis que la certitude d'être des Fils de Dieu nous donne la force de suivre les pas du Sauveur, de Bethléem au Calvaire. Ce qui réorganisera notre vie, en fin de compte, c'est la présence dans le monde de ceux qui voient dans le Christ l'exemple qu'ils doivent suivre, et qui savent qu'ils possèdent, en eux, la même vie divine ; tout comme l'affirmation de la loi fondamentale du royaume de Dieu, la loi de l'Amour est ce qui sauvera finalement le monde. C'est la substitution de la vie du Christ à la vie du monde, de la chair et du diable, qui infusera une valeur et une signification à la vie.

Le sentiment de la faillite de l'amour constitue le problème saillant de l'agonie dans le Jardin, et ce fut le sentiment d'œuvrer en liaison avec les forces du monde qui permit au Christ de reprendre Sa place, en compagnie de tous Ses frères. Les hommes Lui avaient fait défaut – tout comme ils nous manquent – au moment où Il avait le plus besoin d'être compris, et de pouvoir compter sur la force que donne la présence de compagnons dévoués. Les êtres qui Lui étaient les plus proches et les plus chers l'abandonnèrent ou s'endormirent, [213] inconscients de l'agonie de Son âme. "La lutte prométhéenne qui survient dans l'esprit humain est un conflit entre le désir d'être compris et l'attrait plus immédiat de ces affections vivantes et de ces désirs fondés sur la bonne volonté et l'aide de nos semblables, le désir d'assurer le bonheur de ceux que nous aimons, d'alléger les souffrances et les déceptions des esprits qui ne peuvent comprendre notre rêve intérieur, et la chaude réaffirmation des honneurs mondains. Ce conflit est l'écueil contre lequel vient s'échouer l'esprit religieux, qui est alors contre lui-même." [15]Le Christ ne s'échoua pas contre ce rocher, mais Il eut ses moments d'agonie intense, pendant lesquels Il ne trouva de soulagement que dans la certitude de la paternité de Dieu et dans son corollaire, la fraternité de l'homme. "Père", s'écria-t-il. Ce fut le sentiment de Son unité avec Dieu et avec Ses semblables qui L'incita à instituer la Sainte Cène, et à fonder ainsi le service de la communion, dont le symbolisme a été si désastreusement perdu dans la pratique théologique. La note fondamentale du service de la communion est la fraternité. "C'est seulement ainsi que Jésus crée la fraternité parmi nous, et Il ne le fait pas seulement à titre de symbole ( ) Car, c'est dans la mesure où nous partageons, les uns avec les autres et avec Lui, la volonté de placer le royaume de Dieu au-dessus de tout et de servir de toutes nos forces cette foi et cette espérance, que la fraternité existe entre Lui et nous, et entre toutes les générations qui ont vécu et vivent dans la même pensée." [16]

QUATRIEME PARTIE

1. "Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font." [17]

2. "Aujourd'hui même, tu seras avec moi dans le Paradis." [18]

3. "Femme, voici ton Fils. Puis Il dit au disciple : Voici ta mère." [19]

4. "Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi M'avez-vous abandonné ?" [20]

[214]

5. "J'ai soif !" [21]

6. "Tout est accompli !" [22]

7. "Père, Je remets Mon âme entre Vos mains." [23]

La pensée du royaume colora toutes les paroles qu'Il prononça sur la croix. La parole de Puissance qui émana de la croix fut prononcée cette fois-ci par Jésus-Christ Lui-même, et non par le Père. Le Christ prononça sept phrases, et celles-ci constituent le Mot qui inaugura le royaume de Dieu. Chacune de Ses paroles avait trait au royaume et ne possédait pas le sens étroit, individuel ou égoïste qu'on leur a si souvent attribué. Qu'étaient ces paroles ? Examinons-les, tout en nous rappelant que les causes qui les provoquèrent produisirent la manifestation du royaume de Dieu sur la terre.

Chacune des sept paroles a été interprétée comme possédant une signification individuelle, soit à l'égard de la personne à laquelle elle s'adressait, soit à l'égard du Christ Lui-même. Nous avons toujours lu la Bible de cette façon, en conservant dans nos esprits la signification personnelle. Mais ces paroles du Christ ont une importance bien trop grande pour pouvoir être interprétées de la sorte. Elles ont un sens beaucoup plus vaste que celui qu'on leur attribue couramment. Ce qu'il y a de prodigieux, dans tout ce que dit Jésus (et c'est le prodige de toutes les Écritures sacrées du monde), c'est que chaque parole est susceptible de recevoir plusieurs sens. Le temps est venu où nous devons comprendre la signification véritable que leur a donnée Jésus ; nous devons les étudier à la lumière du royaume de Dieu, en leur donnant une acception beaucoup plus vaste que le sens individuel. Ces paroles furent des Mots de Puissance, évoquant et invoquant, potentiels et dynamiques.

Une des premières choses qui surgit à notre conscience, Lorsque nous étudions la première parole prononcée par Jésus sur la croix, est le fait qu'Il demanda à son Père de pardonner à ceux qui Le crucifiaient. Il semble évident qu'à ce moment, Il ne considérait pas Sa mort sur la croix comme suffisante pour obtenir leur pardon. Il n'y eut [215] pas de rémission des péchés par la seule effusion du sang ; il fallait encore demander à Dieu le pardon des offenses commises. Les deux faits saillants, dans cette parole sont que l'ignorance, quand elle provoque de mauvaises actions, ne rend pas l'homme coupable, et par conséquent punissable. Le péché et l'ignorance sont souvent synonymes, mais le péché est reconnu comme tel par ceux qui savent et ne sont pas ignorants. Où il y a ignorance, il n'y a pas de péché. Dans cette parole, prononcée sur la croix, le Christ nous apprend deux choses :

1. Que Dieu est notre Père, et que nous avons accès à Lui par le Christ. C'est l'Homme caché dans le cœur, le Christ inconnu, qui peut approcher le Père. Le Christ avait acquis ce droit en raison de Sa divinité, et parce qu'Il avait passé la troisième initiation, la Transfiguration. Quand nous aurons été transfigurés à notre tour (car seul le Christ transfiguré peut être crucifié), nous pourrons, nous aussi, invoquer le Père et demander à l'Esprit, qui est Dieu ou la vie de toutes les formes, d'ajuster nos relations et d'accorder ce pardon qui est l'essence même de la vie ;

2. Le pardon est le fruit de la vie. Ceci est une vérité difficile à admettre pour le croyant de l'Occident, car il a pris l'habitude, depuis des siècles, de s'en remettre, pour cela, à l'action du Christ. Le pardon, néanmoins, est le résultat d'un processus vivant qui provoque un ajustement, cause une restitution, et produit cette attitude nouvelle où un homme n'est plus ignorant et, par conséquent, n'a plus besoin de pardon La vie et l'expérience le font pour nous, et rien ne peut arrêter ce processus. Ceci n'est pas une croyance théologique qui nous réconcilie avec Dieu, mais une attitude envers la vie et envers le Christ immanent dans le cœur humain C'est par la souffrance et par la douleur (c'est-à- dire par l'expérience) que nous apprenons à ne pas pécher. Nous payons le prix de nos péchés et de nos erreurs, et cessons de les commettre. Nous arrivons ainsi au point où nous ne commettons plus nos péchés de jadis et ne retombons pas dans nos erreurs anciennes. Car nous souffrons et agonisons, et nous apprenons par-là que [216] tout péché exige sa rétribution et provoque de la souffrance. Mais le fait de souffrir a son utilité, et le Christ le savait. En Sa personne, Il n'était pas seulement le Jésus historique que nous connaissons et aimons, mais aussi le symbole du Christ cosmique. Dieu souffrant à travers la souffrance des êtres qu'Il a créés.

La justice peut être le pardon, lorsque les faits incriminés sont correctement compris et, dans cette demande du Sauveur crucifié, nous avons la reconnaissance de la loi de justice, et non celle de la Rétribution, à l'occasion d'un acte qui a fait frémir le monde entier. Cette œuvre de pardon est le fruit du travail séculaire de l'âme au sein de la matière ou forme. Le croyant oriental l'appelle le Karma. Le croyant occidental invoque la loi de cause à effet. Les deux, cependant, ont trait à l'opération du salut de l'âme, effectuée par l'homme, et au paiement du prix exigé de l'ignorant pour l'acquittement de ses fautes et de ses soi-disant péchés. Il est rare qu'un homme pèche délibérément contre la lumière et la connaissance. La plupart des "pécheurs" sont simplement des "ignorants". "Ils ne savent pas ce qu'ils font."

Alors le Christ Se tourna vers un pécheur, c'est-à-dire vers un homme qui avait été condamné pour avoir mal agi aux yeux du monde – et qui reconnaissait lui-même le bien-fondé de ce jugement et de sa punition. Il déclara qu'il avait reçu le juste salaire de ses péchés, mais il y avait en même temps quelque chose, dans la qualité de Jésus, qui força son attention et l'obligea à reconnaître que "ce troisième malfaiteur n'avait rien fait de mal". Il dût à deux facteurs son admission au Paradis. D'abord, il reconnut la divinité du Christ. "Seigneur" dit-il. Ensuite, il comprit en quoi consistait Sa mission – c'est-à-dire la fondation du royaume. "Souviens-Toi de moi quand Tu entreras dans Ton royaume". Le sens de ces mots est éternel et universel, car tout homme qui reconnaît la divinité, et qui en même temps est conscient du Royaume, peut en bénéficier. "Aujourd'hui même, tu seras avec Moi dans le Paradis."

Dans Sa première parole sur la croix, Jésus considéra l'ignorance et la faiblesse de l'homme. Il était aussi impuissant qu'un petit enfant, et, dans cette parole, Il rend témoignage à la réalité de la première [217] initiation, au temps où Il était "un enfant dans le Christ". Le parallèle entre les deux épisodes est significatif. L'ignorance, l'impuissance, et le mauvais ajustement des êtres humains qui en résulte, incitèrent Jésus à demander leur pardon. Mais, quand nous avons traversé l'expérience de la vie, nous sommes de nouveau "l'enfant dans le Christ" ignorant les lois du royaume spirituel, quoique libérés des ténèbres et de l'ignorance du règne humain.

Dans la seconde parole prononcée sur la croix, nous avons la reconnaissance de l'épisode du baptême, qui signifiait la libération, grâce à la purification des eaux du baptême. Les eaux du baptême de Jean desserraient l'étreinte de la vie personnelle. Mais le baptême auquel le Christ fut assujetti, par le pouvoir de Sa propre vie, et auquel nous sommes également soumis par la vie du Christ en nous, était le baptême du feu et de la souffrance, qui trouve son couronnement dans le supplice de la croix. Pour l'homme capable de l'endurer jusqu'à la fin, ce point culminant de la souffrance aboutit à son entrée au "paradis" – qui est synonyme de béatitude. Trois mots signifient le pouvoir qu'a l'homme de ressentir le bonheur, la joie, et la béatitude. Le bonheur a un sens purement physique et a trait à notre vie et à nos relations physiques ; la joie est apparentée à l'âme et se reflète dans le bonheur, Mais la béatitude participe à la nature de Dieu Lui-même, c'est une expression de la divinité et de l'esprit. Le bonheur pourrait être considéré comme la récompense de la nouvelle naissance, car ce mot a un sens physique, et nous sommes certains que le Christ connut le bonheur, bien qu'Il fût "l'homme de douleurs" ; la joie, étant plus directement reliée à l'âme, trouve sa consommation dans la Transfiguration. Bien que le Christ fut "accoutumé à la douleur", Il connut l'essence même de la joie, car "la joie du Seigneur est notre force", et c'est l'âme, le Christ en chaque être humain, qui est force, joie, et amour. Il connut aussi la béatitude, car la béatitude, qui est la récompense du triomphe de l'âme, Lui fut donnée lors de la Crucifixion.

Ainsi, dans ces deux paroles de puissance : "Père, pardonne leur car ils ne savent ce qu'ils font", et "Aujourd'hui même tu seras avec Moi dans le Paradis", nous avons comme un résumé des deux premières initiations. [218]

Nous arrivons à présent à l'épisode extraordinaire et très controversé, résumé par ces mots du Christ à Sa mère : "Femme, voici ton Fils", suivis par les mots adressés à l'apôtre bien-aimé : "Fils, voici ta Mère". Que signifiaient ces mots ? Aux pieds du Christ se tenaient les deux êtres qui représentaient le plus pour Lui, et pendant l'agonie sur la croix, Il adressa un message spécial qui les apparenta l'un à l'autre. Notre étude des initiations précédentes peut nous permettre d'élucider le sens de ces paroles. Jean personnifie la personnalité en train d'atteindre la perfection et dont la nature s'irradie d'amour divin, ce qui est le caractère spécifique de la seconde personne de la Sainte Trinité, l'âme, le fils de Dieu, dont la nature est amour. Comme nous l'avons vu, Marie représente la troisième personne de la Trinité, l'aspect matériel de la nature, qui chérit son fils, le nourrit dans son sein et l'enfante à Bethléem. Dans cette parole, le Christ, utilisant le symbole que représentent ces deux personnes, les apparente l'une à l'autre et leur dit en substance ceci : "Fils, reconnais celle qui doit te donner naissance à Bethléem, qui abrite et protège la vie du Christ". A sa mère, Il dit : "Reconnais que, dans la personnalité développée, il y a, à l'état latent, le Christ enfant." La matière ou la Vierge Marie, est glorifiée par son fils. C'est pourquoi les mots du Christ sont une allusion directe à la troisième initiation, la Transfiguration.

Ainsi, dans les trois premières paroles qu'Il prononça sur la croix, le Christ se réfère aux trois premières initiations et nous rappelle la synthèse, révélée en Lui-même, ainsi que les étapes qu'il nous faut accomplir si nous voulons suivre Ses pas. Il est également possible qu'il y ait eu, dans la conscience du Sauveur, la pensée que la matière elle-même, étant divine, est capable de souffrance infinie, et que nous ayons, dans les Paroles qui Lui furent arrachées à ce moment, la reconnaissance du fait que Dieu, tout en souffrant dans la personne de Son Fils, souffre aussi, d'une façon tout aussi aiguë, en la personne de la Mère de ce Fils, la forme matérielle qui lui a donné naissance.

Le Christ se tient à mi-chemin entre les deux – la Mère et le [219] Père. C'est en cela que consiste Son problème, et c'est aussi le problème de chaque être humain. Le Christ les rapproche l'un de l'autre. Il unit l'aspect de la matière à l'aspect de l'esprit, et la fusion des deux produits le Fils. Ceci est à la fois le problème et la possibilité de l'humanité.

La quatrième parole prononcée sur la croix nous fait pénétrer dans un des moments les plus intimes de la vie du Christ – un moment qui a une relation précise avec le royaume, tout comme les trois paroles précédentes. On hésite toujours à pénétrer dans cet épisode de Sa vie, parce que c'est, de toutes les phases de Sa vie terrestre, la plus profonde, la plus secrète et peut-être la plus sacrée. Nous lisons qu'il y eut, pendant trois heures, "des ténèbres répandues sur la face de la terre". Ceci est un interlude des plus significatifs.

Du haut de la croix, seul et dans les ténèbres, Il symbolisa tout ce qui est incorporé à ce monde tragique et agonisant. Le chiffre trois est, naturellement, l'un des chiffres les plus importants et les plus sacrés. Il représente la Divinité et aussi l'humanité parfaite. Le Christ, l'homme parfait, resta suspendu sur la croix pendant "trois heures" et, pendant ce temps, chacun des trois aspects de sa nature fut porté à son suprême degré de compréhension et, par conséquent, de souffrance. À la fin, Sa triple personnalité laissa jaillir ce cri : "Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m'as-Tu abandonné ?"

 

[1] A Student's Philosopby of Religion, par William K. Wright, p. 178.

[2] Phil. II, 12.

[3] Saint Jean, IV, 8.

[4] Dictionnaire non abrégé de Webster.

[5] Psychologie and God, par L. Grensted, p. 136.

[6] Saint Jacques, IV, 17.

[7] Saint Pierre, 111, 4.

[8] Psychologie and God, par L. W. Grensted, p. 199.

[9] Saint Luc, XVII, 2.

[10] 214 Hébreux, IV, 15.

[11] Saint Jean, VII, 17.

[12] Saint Jean, X, 10.

[13] The Buddha and the Christ, par B.H. Streeter, p. 215.

[14] Some Mystical Adventures, par G.R.S. Mead, p. 161.

[15] Psychologie and the Promethean Will, par W.H. Sheldon, p. 85, 86.

[16] The Mystery of The Kingdom ; of God, par Albert Schweitzer, pp. 85, 86.

[17] Saint Luc, XXIII, 34.

[18] Saint Luc, XXIII, 43.

[19] Saint Jean, XIX. 26.

[20] Saint Mathieu. XXVII. 46.

[21] Saint Jean, XIX. 28

[22] Saint Jean, XIX, 30.

[23] Saint Luc, XXIII, 46.