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CHAPITRE IV LA TROISIEME INITIATION LA TRANSFIGURATION SUR UNE HAUTE MONTAGNE - Partie 2

Il est intéressant de noter, qu'en dépit de leur reconnaissance de la signification de l'évènement auquel ils participaient, les trois apôtres, parlant par la bouche de saint Pierre, ne purent rien faire de plus que d'exprimer leur crainte et leur égarement, leur reconnaissance et leur foi. Ils ne pouvaient, ni comprendre, ni expliquer ce qu'ils avaient vu, et rien ne nous indique qu'ils l'aient fait ultérieurement. La signification de la Transfiguration doit être extraite et dégagée de la vie, avant de pouvoir être définie ou expliquée. Quand l'humanité, prise dans son ensemble, aura apprit à transformer la chair au moyen de l'expérience [158] divine, à transmuer la nature émotionnelle au moyen de l'expression divine et à transférer sa conscience de la sphère de la vie mondaine à celle des réalités transcendantes, alors les vraies valeurs subjectives contenues dans cette initiation se révèleront à l'esprit des hommes. Alors, se fera jour une expression plus profonde de ce qui a été perçu par l'intuition. Le Dr Sheldon nous dit, d'une façon très vraie, qu'avant de pouvoir être articulés, toutes les pensées humaines les plus hautes et les sentiments les plus élevés ont été portés dans les esprits intuitifs, pendant des générations, peut-être même pendant des siècles[1]. Nous ne pouvons encore articuler le sens de cette expérience. Nous percevons confusément son caractère prodigieux et le but vers lequel elle tend.

Nous n'avons pas encore traversé la nouvelle naissance, en tant que race ; l'expérience du Jourdain n'a encore été atteinte que par quelques individus. Seule l'âme rare et très développée a gravi la montagne de la Transfiguration et y a rencontré Dieu, en la personne glorifiée de Jésus-Christ. Nous ne pouvons voir cet épisode qu'à travers les yeux des autres. Pierre, Jacques et Jean nous en ont parlé, par l'entremise d'un autre apôtre qui est Matthieu. Nous restons, pour l'instant, des spectateurs, mais c'est une expérience à laquelle nous pourrons tous participer un jour Ceci, nous l'avons oublié. Nous avons assimilé le langage du quatrième grand évènement dans la vie du Christ et beaucoup d'entre nous se sont efforcés de pénétrer le sens de la Crucifixion et d'en partager les souffrances. Nous avons contemplé la Transfiguration, mais nous n'avons pas essayé de nous transfigurer nous-mêmes. Pourtant, nous devrons le faire un jour, et c'est seulement après, que nous pourrons oser gravir la montagne du Golgotha. C'est seulement lorsque nous aurons atteint l'expression de la divinité, dans et à travers notre nature personnelle inférieure, que nous atteindrons ces valeurs qui, seules, dans le Plan divin, ont le droit d'être crucifiées. Ceci est une vérité oubliée. Pourtant, elle fait partie du processus évolutionnaire, par l'entremise duquel Dieu se révèle à l'humanité.

Le grand phénomène naturel que l'humanité révèlera un jour – par l'auto expression mais aussi sous l'injonction de la loi – contient [159] en lui- même la beauté qui rayonna du Christ lorsqu'Il se tint, transfiguré, devant Ses trois amis, qu'Il fut reconnu par Dieu Son Père et reçut le témoignage de Moïse et d'Elie, de la loi et des Prophètes, du passé et de l'avenir.

Il y a, ici, un point que nous pourrions mettre en lumière. Dans la correspondance orientale à ces cinq crises du Christ, le troisième épisode s'appelle l'initiation de la "hutte", et les mots de saint Pierre, proposant d'édifier trois "tentes" ou "huttes", l'une pour le Christ, la seconde pour Moïse et la troisième pour Elie, rattachent l'expérience chrétienne à son ancien prototype oriental. Dans ces évènements qui ne surviennent que rarement, Dieu a toujours été glorifié par la lumière, ineffable et éclatante, rayonnant à travers le vêtement de la chair, et cette expérience sur la Montagne n'appartient pas exclusivement à la religion chrétienne. Cependant, le Christ fut le premier à rassembler, en une seule présentation, toutes les expériences possibles de la divinité manifestée et à les intégrer dans sa vie, telles qu'elles nous sont décrites dans les cinq épisodes de l'Évangile, pour notre édification et notre inspiration. Des hommes, de plus en plus nombreux, traverseront la chambre natale, entreront dans le fleuve et graviront la montagne, amplifiant le travail accompli par Dieu pour l'humanité, et l'exemple du Christ est en train de porter rapidement ses fruits. La divinité ne peut pas être contredite, et l'homme est divin. S'il ne l'est pas, alors la paternité de Dieu n'est qu'une parole creuse, et le Christ et les apôtres étaient dans l'erreur lorsqu'ils l'affirmèrent, comme ils le firent constamment, en insistant sur notre filiation divine. La divinité de l'homme ne peut être réfutée. Ou bien elle est un fait ou bien elle ne l'est pas. Dieu peut-être connu dans la chair, par l'entremise de Ses enfants ou bien Il ne le peut pas. Tout repose sur Dieu, le Père, le Créateur, Celui en qui nous avons "la vie, le mouvement et l'être" ; Dieu est immanent dans toutes ses créatures ou Il n'est pas. Dieu est transcendant et se trouve au-delà de toute manifestation ou il n'existe aucun dessein, aucune réalité ni aucune origine fondamentale Il est probable que la reconnaissance croissante dans l'esprit humain, du caractère à la fois immanent et transcendant de Dieu, est vraie, et nous pouvons nous appuyer sur Sa paternité et savoir que nous sommes nous-mêmes divins, parce que le Christ et l'Église l'ont affirmé de tout temps. [160]

Cette fois-ci, la Parole proférée diffère de celle qui fut émise lors de l'initiation précédente. La première partie de la phrase prononcée par l'Initiateur qui Se tient en silence derrière la scène, correspond à celle qui fut dite lors de l'initiation du baptême, à l'exception d'un seul grand commandement : "Ceci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute mon affection." Mais cette fois-ci, Il ajoute l'injonction impérative : "Écoutez-le !". Lors du premier grand épisode, Dieu le Père, dont l'Initiateur est le symbole, ne fit pas connaître Sa présence. Les Anges prononcèrent à Sa place, la Parole qui symbolisait la mission du Christ. Lors du baptême, Dieu accorda Sa reconnaissance, sans plus. Lors de cette initiation-ci, Dieu commande à l'humanité de prêter toute son attention à cette crise particulière de la vie du Christ et d'écouter Ses paroles. Le pouvoir et le droit de parler sont conférés à présent à Jésus, et il est intéressant de noter que la majeure partie de son enseignement (telle qu'elle nous est transmise dans l'Évangile selon saint Jean et dans un grand nombre de paraboles) ne fut énoncé par le Christ qu'après avoir traversé cette expérience. Ici encore, Dieu fournit la preuve qu'Il reconnaissait la tâche messianique du Christ terme qui signifie l'interprétation humaine de la reconnaissance de Dieu. Lors du baptême, Il le reconnut comme étant Son Fils, envoyé au monde, du sein du Père, pour accomplir la volonté de Dieu.

Ce que le Christ, encore enfant, avait reconnu pour la première fois dans le Temple, fut ratifié ensuite par Dieu. Cette reconnaissance est confirmée, et la ratification renforcée par le commandement adressé au monde d'écouter les paroles du Sauveur, ou, peut-être, si l'on adopte le point de vue ésotérique et spirituel, d'écouter la Parole qui était Dieu incarné dans la chair.

"Il existe, en fait, une relation interne entre le Baptême et la Transfiguration. Dans les deux cas, un état d'extase accompagne la révélation du secret de la personne de Jésus. La première fois, cette révélation fut réservée à Lui seul ; ici, les disciples l'ont partagée avec Lui. Nous ne savons pas exactement dans quelle mesure ils furent eux-mêmes transportés par cette expérience. Mais une chose est certaine, c'est qu'au sein de l'état d'éblouissement dont ils ne s'éveillèrent qu'à la fin de la scène (Saint Marc, IX, 8) ils virent la figure de [161] Jésus illuminé par une lumière et une gloire surnaturelle et ils entendirent une voix qui leur affirmait qu'Il était le Fils de Dieu. Cet évènement ne peut s'expliquer que comme l'aboutissement d'une grande émotion eschatologique." [2]

Le même auteur ajoute :

"Nous possédons donc trois révélations du secret du Messianisme, si intimement liées les unes aux autres, que chacune d'elles implique directement celle qui l'a précédée. Le secret qui avait été divulgué à Jésus lors de son baptême fut révélé aux trois disciples sur la montagne près de Bethsaida. C'était après la moisson. Quelques semaines plus tard, ce secret fut communiqué aux Douze du fait, qu'à Philippe de Césarée, Pierre répondit à une question de Jésus, en invoquant la connaissance qu'il avait acquise sur la montagne. Enfin, l'un des Douze trahit le secret du Grand Prêtre. Cette dernière révélation du secret fut fatale à Jésus, car elle entraîna sa mort. Il fut condamné en tant que Messie, bien qu'il n'eût jamais tenu ce rôle." [3]

Ceci nous amène à nous poser la question suivante : Quelle était la nature de la mission du Christ, et en quoi consistait la volonté de Dieu qu'Il vînt pour accomplir ?

Le chrétien orthodoxe y répond en énumérant trois points principaux que nous pourrions résumer de la façon suivante :

1. Il vint pour mourir sur la croix, afin d'apaiser la colère d'un Dieu irrité et permettre à ceux qui croyaient en Lui, d'aller au Ciel ;

2. Il vint pour nous montrer la vraie nature de la perfection et nous révéler comment la divinité peut se manifester sous une forme humaine ;

3. Il vint pour nous léguer un exemple et pour que nous suivions Ses pas.

Le Christ ne déclara pas que Sa mort sur la croix marquait le point culminant de l'œuvre de sa vie. Elle fut le résultat de l'œuvre de Sa vie, non ce pour quoi Il était venu au monde. Il vint pour que nous puissions jouir de la vie "plus abondante" et saint Jean nous dit, [162] dans l'Évangile, que la nouvelle naissance dépend de notre croyance dans le Christ, et que le pouvoir nous est donné de "devenir Fils de Dieu, même pour ceux qui, croyant en son nom, ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de la volonté de Dieu"[4].

 

N'est-il pas raisonnable pour nous, d'en déduire que, lorsque l'homme atteint un Certain point de reconnaissance et de croyance envers le Christ cosmique, "l'Agneau immolé depuis la création du monde"[5], alors la nouvelle naissance devient possible, car la vie de ce Christ universel, animant toutes les formes de l'expression divine, peut alors faire progresser l'homme d'une façon consciente et précise, vers une nouvelle manifestation de la divinité. Le "sang est la vie"[6], et c'est le Christ vivant qui nous permet, à tous, de devenir citoyens du royaume. C'est la vie du Christ en chacun de nous, et non pas Sa mort, qui fait de nous des fils du Père. Pas une seule ligne des Évangiles ne dément cette affirmation. Lors du dernier repas de la communion, le Christ tendit la coupe à Ses disciples, disant : "Ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, lequel est répandu pour plusieurs en rémission de leurs péchés." [7]Mais c'est la seule allusion que Jésus ait faite au sang considéré comme un remède, comme cela arrive si souvent dans les Épîtres, et Lui-même ne parle jamais du sang en corrélation avec la Crucifixion. Il parle au temps présent, et ne rattache pas le sang à la nouvelle naissance ou à la crucifixion ; Il n'en fait pas le facteur déterminant et exclusif qui a si profondément coloré la façon dont le christianisme a été présenté au monde

C'est la vie du Christ, sous toutes ses formes, qui constitue la poussée évolutionnaire. C'est la vie du Christ qui rend possible l'expression toujours plus largement déployée de la divinité dans le monde naturel. Elle est enracinée au tréfonds du cœur de chaque homme. La vie du Christ l'amène finalement au point où elle le fait quitter le règne humain (où s'est effectué le travail de l'évolution normale) et [163] le mène dans le royaume de Dieu. La reconnaissance de la vie du Christ à l'intérieur de la forme permet à chaque être humain de jouer, à un moment donné, le rôle de la Vierge Marie à l'égard de cette réalité immanente. C'est la vie du Christ qui parvient à une expression plus pleine lors de la nouvelle naissance et guide, de crise en crise, le Fils de Dieu en voie de développement, vers cette perfection qui lui permettra d'atteindre "à la stature parfaite du Christ." [8]

Nous verrons plus loin que la nouvelle religion doit prendre son point d'appui sur la révélation du Christ ressuscité. Le Christ sur la croix, comme nous le verrons lorsque nous étudierons la prochaine grande crise, nous montra l'amour et le sacrifice portés à leur expression suprême. Mais le Christ vivant de toute éternité, et vitalement vivant aujourd'hui, est la clé de l'âge nouveau ; c'est sur cette vérité que doit s'édifier la présentation de la religion et que se construira plus tard la théologie nouvelle. On n'a pas encore saisi la vraie signification de la Résurrection et de l'Ascension. Ces vérités attendent toujours leur révélation, en tant que réalités divines subjectives. La gloire de l'âge nouveau consistera à dévoiler ces deux mystères et à nous faire entrer dans une compréhension plus pleine de Dieu, en tant que vie. La vraie Église du Christ est l'assemblée de tous ceux qui vivent par la vie du Christ, et dont la vie ne fait qu'un avec la sienne.

Ceci sera compris d'une façon toujours plus claire et fera resplendir, dans une lumière de plus en plus intense et rayonnante, la merveille et la gloire qui résident, non encore révélées, dans Dieu le Père.

Seul l'homme qui a acquis une notion de la valeur de l'initiation de la Transfiguration, et de la nature de la perfection qui y fut révélée, peut suivre le Christ, l'accompagner vers la Vision qui Lui fut accordée lorsqu'Il descendit de cette cime de perfection, et partager ensuite avec Lui la compréhension de la nature du service qu'il s'agit d'effectuer dans le monde. Ce service est accompli d'une façon parfaite par ceux dont la perfection intérieure est proche de celle du Christ, dont les vies sont gouvernées par les mêmes impulsions divines et subordonnées à la même vision. Ce stade correspond à la liberté spirituelle complète que nous devons finalement atteindre. [164]

Maintenant, le temps est venu où les êtres humains doivent cesser de croire, pour accéder à la connaissance authentique, obtenue par la pensée, l'expérience et la révélation. Le problème immédiat, pour tous ceux qui cherchent cette sagesse nouvelle et qui désirent devenir des sages conscients, au lieu de croyants fidèles, est qu'ils doivent y parvenir dans le monde de la vie quotidienne. Après chaque expansion de la conscience, après chaque déploiement et chaque approfondissement de notre perception, nous retournons, comme le Christ, vers les plaines de l'existence quotidienne ; là, nous mettons notre connaissance à l'épreuve, nous découvrons ce qu'elle contient de vrai ou de faux ; nous découvrons également quels doivent être notre prochain point d'expansion et les connaissances nouvelles qu'il nous faut acquérir. La tâche du disciple consiste à comprendre l'usage qu'il doit faire de la divinité. Notre effort consiste à connaître le Dieu immanent, tout en basant cette connaissance sur la croyance inébranlable en un Dieu transcendant.

Telle fut l'expérience des apôtres au sommet de la montagne. On nous dit que "lorsqu'ils levèrent les yeux, ils ne virent aucun homme, mais Jésus seul." [9]L'image familière leur apparut de nouveau. Il est extrêmement intéressant de comparer cet épisode à un passage un peu semblable de la Bhagavad Gitâ où la forme glorieuse du Seigneur est révélée à Arjuna. Au moment où approche la révélation, Dieu, en la personne de Krishna, lui dit avec tendresse et compréhension : "Ne t'effraie ni ne te trouble, pour m'avoir vu sous cette forme redoutable. Cependant, bannissant toute crainte, et le cœur satisfait, contemple de nouveau ma forme familière." Et il lui dit ensuite :

"Elle est bien malaisée à voir cette forme de Moi que tu as vue. En vain les Dieux eux-mêmes y aspirent sans cesse.

"Ni par les Védas ou la pénitence, ni à force d'aumônes et de sacrifices, on n'obtient de me voir tel que tu m'as vu.

"C'est seulement au prix d'une dévotion sans partage que l'on peut, ô Arjuna, me connaître sous ces traits et entrer en Moi, ô héros redoutable." [10]

Le Mot de reconnaissance avait été proféré, et le commandement [165] d'écouter le Christ avait été donné aux hommes. Jésus, ayant repris "Sa propre forme", il fallait que la descente de la montagne vînt ensuite. Alors survint ce qui pourrait être considéré comme une grande et triste réaction spirituelle, une réaction inévitable et terrible exprimée par le Christ de la façon suivante :

"Le Fils de l'homme doit être livré entre les mains des hommes et ils le feront mourir ; mais il ressuscitera le troisième jour." [11]

Alors, vient un simple commentaire qui nous apprend que les disciples "furent fort attristés". La vision du Christ, si nous l'analysons en nous servant des témoignages qui nous en sont parvenus, se divise en deux parties : d'abord, Il eut la vision d'un accomplissement. L'achèvement qui avait eu lieu au sommet de la montagne, cette grande expérience spirituelle, était déjà derrière Lui. À présent, Il a la vision d'une consommation physique sous la forme de l'entrée triomphale à Jérusalem. Mais celle-ci est accompagnée d'un pressentiment : la prévision de la culmination de Sa vie de service sur la croix. Il vit clairement, pour la première fois peut-être, ce qui L'attendait et la direction dans laquelle Le menait Son service. La via dolorosa du Rédempteur se déploya devant Lui ; la destinée de toutes les âmes des pionniers culminait dans Son expérience, et Il Se vit Lui-même rejeté, cloué au pilori et tué, comme l'ont été bien des Fils de Dieu moins grands que Lui. Le monde vous rejette toujours avant de vous accepter. La désillusion est un stage inévitable sur la voie qui mène à la réalité. La haine de ceux qui ne sont pas encore prêts à reconnaître le monde des valeurs spirituelles est toujours le lot de ceux qui le reconnaissent. Le Christ savait qu'Il devait affronter, Lui aussi, cette épreuve, et cependant "Il se mit en chemin, résolu d'aller à Jérusalem." [12]

Lorsque nous considérons ces évènements, l'épreuve particulière que le Christ affronta à ce moment-là devient claire dans nos esprits. Ce fut, ici encore, une épreuve triple, comme celle qu'Il traversa après l'initiation du baptême. Mais, cette fois-ci, l'épreuve fut d'une nature infiniment plus subtile. L'épreuve qu'Il eut à affronter consistait à savoir s'Il pouvait résister au succès et le traiter comme il convient, s'Il pouvait suivre la voie triomphale et entrer dans la Ville Sainte au [166] milieu des acclamations sans dévier de la ligne qu'Il s'était tracée, sans être séduit par le succès matériel ni par le fait d'être proclamé roi des Juifs. Le succès exige une discipline beaucoup plus stricte que la défaite ou l'abandon de tous, car il offre à l'homme des chances beaucoup plus grandes d'oublier Dieu et la réalité. La pitié envers soi-même, le sens du martyre et la résignation, sont des remèdes très puissants pour soulager notre faillite. Mais, être porté sur la crête des vagues, jouir de la considération du public et avoir atteint, en apparence, un but terrestre enviable, sont des facteurs infiniment plus difficiles à surmonter. Ce sont eux que le Christ affronta, et Il les affronta avec cet équilibre spirituel et cette sagesse clairvoyante qui, seuls, nous donnent un sens exact des valeurs et des proportions.

La deuxième phase de Sa vision consistait dans la prévision de Sa fin. Il savait qu'Il devait mourir, et comment Il devait mourir ; et pourtant Il suivit, sans dévier, la ligne qui Lui avait été tracée, bien qu'Il eût, à l'avance, la certitude du désastre. Il ne devait pas seulement prouver qu'Il avait la force de résister au succès, mais il Lui fallait prouver également qu'Il avait celle de faire face au désastre Il pesa chacune de ces deux alternatives, et vit, dans chacune d'elles, une simple possibilité offerte à l'expression divine et un champ d'action propice à la démonstration de son détachement – ce qui est l'attitude caractéristique de l'homme qui est né de nouveau, a été purifié et transfiguré. À ces épreuves, vint s'en ajouter une autre qu'Il avait déjà connue dans le désert : l'épreuve de la solitude absolue. La force de résister au succès ! La force de résister au désastre ! La force d'être absolument seul ! C'est là ce que le Christ devait montrer au monde, et Il le fit. Il se tint triomphant devant le monde, mais ce n'était qu'une étape intermédiaire sur le chemin de la croix. L'agonie solitaire dans le jardin de Gethsémani fut probablement pour Lui un moment beaucoup plus cruel que l'agonie publique sur la croix. Mais la qualité de Dieu Lui-même fut révélée dans ces épreuves plus subtiles, et c'est la qualité et la signification de Dieu qui sauvent le monde – la qualité de Sa vie, qui est Amour et Sagesse et Valeur et Réalité. C'est tout cela que le Christ accomplit.

Immédiatement après être descendu du sommet de la montagne, [167] le Christ recommença à servir. Il rencontra, comme nous le savons, une personne en détresse, et répondit immédiatement à sa peine. Un des caractères les plus saillants de chaque initiation, c'est qu'elle dote l'initié d'une capacité toujours plus grande de servir. Le Christ eut une façon entièrement nouvelle de parler aux foules et de répondre à leurs besoins, ainsi que d'instruire personnellement et d'une façon privée la poignée d'élus qui L'entourait. Son pouvoir de guérir persista, mais Son œuvre se déroula désormais dans un champ de valeurs nouvelles. Il prononça les mots et énonça les vérités qui sont devenues les fondements même de la foi, pour tous ceux qui ont un jugement assez clair pour percer du regard la présentation théologique du christianisme et accéder à la réalité. A cette époque, le service du Christ consistait surtout à enseigner et à prêcher. Mais Il présenta la vérité sous une forme d'une sagesse et d'une beauté incomparable, et décrivit la divinité dans des termes accessibles à tout être humain. Il lança un pont entre l'ancien et le nouveau ; Il énonça cette vérité nouvelle et cette révélation spéciale qui étaient nécessaires, à cette époque, pour unir l'ancienne sagesse et l'espérance moderne. Keyserling a admirablement saisi le prodige accompli par le Sauveur du Monde, et il le décrit de la façon suivante :

"Le grand esprit est essentiellement l'Éveilleur. Si un tel esprit énonçait des choses absolument nouvelles et uniques, elles ne signifieraient rien pour les autres hommes. Sa valeur sociale dépend entièrement de sa capacité d'exprimer clairement ce qu'ils sentent être vrais au tréfonds de leur cœur – comment serait-il compris s'il en était autrement ? – et de le formuler d'une façon tellement universelle, c'est-à-dire tellement en harmonie avec les lois objectives en question, que ses idées deviennent des organes pour les autres." [13]

Le Christ nous a apporté une grande idée. Il nous a donné le concept nouveau que Dieu est Amour, quels que soient les évènements qui se déroulent dans le monde immédiat. Toutes les grandes idées viennent du monde de la Divinité, par le canal des grands Intuitifs, et l'histoire de l'humanité est essentiellement l'histoire des idées : elles apparaissent d'abord par l'entremise de quelque penseur intuitif, [168] puis elles sont reconnues par une poignée d'hommes ; elles croissent ensuite jusqu'à atteindre la popularité, et finissent par s'intégrer au monde de la pensée qui est un monde commun à tous les penseurs de la race. Leur sort est alors déterminé, et, pour finir, l'idée neuve et unique devient un modèle auquel les masses acceptent de conformer leur conduite. "Sont-ce les idées ou les personnalités qui décident du sort des époques et déterminent leur physionomie ? On peut répondre à cette question en disant que chaque époque reçoit ses idées, par l'entremise des personnalités"[14]. Le Christ personnifia une grande idée, l'idée que Dieu est Amour et que l'amour est la force qui meut l'univers. Telle est l'illumination que le Christ projeta sur tous les évènements du monde. On ne peut souligner suffisamment la majesté de cette conception. Il nous faut l'assimiler d'une façon beaucoup plus profonde et plus puissante que nous l'avons fait jusqu'ici, car elle constitue le caractère fondamental et la qualité de tous les évènements, quelle que soit leur apparence extérieure. Le Christ illumine la vie. Ce fut une de Ses contributions les plus importantes à la vie, telle que nous la menons aujourd'hui. Il dit, en effet : "Dieu aime le monde, tout ce qui arrive est dans la ligne de l'Amour." Si l'on comprend que cette phrase est un fait et une vérité fondamentale, la certitude qui en découle illumine toute la vie et allège tous les fardeaux ; la cause et l'effet sont rapprochés l'un de l'autre ; enfin la méthode et le dessein de Dieu sont perçus comme n'étant qu'une seule et même chose. Les théologiens l'ont souvent oublié dans leur effort pour expliquer certains aspects plus techniques de la vie du Christ. Ce qu'Il illumina, dans Sa fonction de "Lumière du monde", ce qu'Il reçut de la Lumière divine et répandit sur le monde, ce qu'Il réfracta à travers Lui, est souvent oublié dans la lutte pour prouver certaines doctrines, comme le fait que Marie était une Vierge immaculée, et que Jésus était par conséquent le fruit de l'immaculée Conception. Il n'existe aujourd'hui que peu de gens, parmi la jeune génération, qui attachent une grande importance à de pareils points de doctrine. Disons-le ouvertement. Mais nous attachons une importance capitale au fait que l'Amour, exprimé par le Christ, fut communiqué au monde et que l'illumination qu'Il apporta "éclaire les ténèbres."

Le Christ fit retentir avec force la note qui peut inaugurer [169] la civilisation nouvelle et l'ordre nouveau. Une étude attentive des idéaux et des idées qui sont aujourd'hui, sans exception, sous-jacents à chacune des grandes expériences entreprises par les diverses nations, montrera qu'ils sont basés, dans leur essence, sur quelque concept nettement apparenté à ceux du Christ. Sans doute doit-on reconnaître avec tristesse que les méthodes appliquées et les moyens employés ne sont nullement conformes à l'esprit du Christ, mais les conceptions fondamentales supporteront sans défaillance la lumière que le Christ peut projeter sur elles. La difficulté principale réside, pour nous, dans le fait que notre compréhension intellectuelle des concepts est en avance sur notre développement personnel et déteint, d'une façon désastreuse, sur l'emploi que nous en faisons. Lorsque ces idées fondamentales seront transformées en idées mondiales, par les penseurs consacrés de la race et lorsqu'elles seront appliquées dans l'esprit où le Christ les a conçues, nous verrons s'ouvrir devant nous un monde nouveau où l'ordre règnera.

Il est pour nous d'une importance capitale de comprendre que l'œuvre véritable du Christ fut d'inaugurer l'ère du service, même si nous ne commençons qu'aujourd'hui (deux mille ans après qu'Il nous ait proposé cet exemple) à comprendre les implications de ce mot si souvent utilisé. Nous avons eu tendance à considérer le salut sous l'angle individuel. Il faut que cette attitude cesse, si nous voulons enfin arriver à comprendre l'esprit du Christ. Un Japonais a posé cette question : "Quel est le premier but d'une religion qui mérite d'exister ?" Il y répond en nous disant que ce but est le salut, mais un salut tout pénétré du besoin de soulager les misères du monde et de redresser sa vie[15]. Le service devient, de plus en plus, le but de toutes les relations humaines. Même les financiers modernes en viennent à considérer que le service "doit être l'agent moteur des affaires", au sens où l'on entend ce mot aujourd'hui, si les affaires doivent survivre. Sur quoi est basée cette tendance générale ? Sûrement sur notre relation universelle avec la Divinité et sur nos relations subjectives les uns envers les autres. Or, ces relations ont leurs racines dans notre relation avec Dieu.

C'est là, naturellement, la base du service. Celui-ci doit être, comme ce fut le cas chez Jésus-Christ, une effusion spontanée de la [170] divinité. Un des arguments les plus forts en faveur du déploiement divin de l'homme est l'apparition, sur une vaste échelle, de cette tendance à servir. Nous commençons à peine à entrevoir ce que le Christ a voulu dire par "service". Il poussa ce motif agissant du service jusqu'au point de dire que, lorsque le bien commun entre en conflit avec notre succès personnel ou notre bien-être, c'est à nous de nous sacrifier, et non de sacrifier les autres." [16]Cette idée de service est, naturellement, diamétralement opposée à l'attitude compétitive, si souvent adoptée dans la vie courante, et à l'égoïsme dont fait généralement preuve l'homme moyen. Mais, pour celui qui s'efforce de suivre le Christ et qui aspire à gravir la montagne de la Transfiguration, le service mène inévitablement à une illumination accrue, et cette illumination, à son tour, doit trouver son expression dans un service renouvelé et consacré C'est ainsi – c'est-à-dire par le service rendu à nos semblables – que nous trouvons le chemin qui mène à la voie foulée par le Christ. En suivant chacun de Ses pas, nous acquérons le pouvoir de vivre comme des êtres illuminés et chrétiens, et cela au milieu de notre entourage normal et au sein de notre existence quotidienne.

Quel est, en conséquence, le don que chacun de nous peut faire au monde, tandis que nous étudions la vie du Christ, et avançons avec lui d'initiation en initiation ? Nous pouvons viser à cette grandeur dans l'action qui rachètera notre médiocrité naturelle et révèlera progressivement la divinité qui réside en chacun de nous. Chacun de nous peut devenir comme un phare, éclairant la voie qui mène au Centre d'où est issu le monde ; chacun de nous peut commencer à exprimer, dans sa vie quotidienne, un peu de la qualité de Dieu que le Christ incarna si parfaitement et qu'Il porta avec Lui en triomphe, du sommet de la montagne de la Transfiguration vers la vallée du devoir et du service, et qui Lui permit d'avancer vers l'expérience de la Croix avec une volonté inébranlable, à travers la voie triomphale des acclamations, et la voie douloureuse de la solitude.

Je ne résisterai pas à la tentation de terminer ce chapitre par quelques mots d'Arjuna, dits à Krishna, bien avant l'ère chrétienne, après qu'il eût été admis à la révélation de la "beauté dévoilée". Leur [171] rapport avec ce que nous venons de dire est indéniable. On croit presque entendre saint Pierre ou saint Jean les disant au Christ, lorsqu'ils rouvrirent les yeux et virent "Jésus seul". Peut-être peuvent-ils s'appliquer aussi à nous, lorsque nous considérons le Christ et notre relation avec Lui :

"Ne voyant en Toi que l'ami, je T'ai adressé la parole brusquement  méconnaissant ta grandeur, par légèreté ou par entraînement de tendresse.

"Si je T'ai manqué de respect, dans l'agitation ou le repos, dans des réunions ou des repas, soit seul, soit devant témoins, je T'en demande pardon, à Toi l'Immense.

"Tu es le Père de ce monde animé et inanimé, Tu es son maître vénérable, adorable. Tu n'as pas d'égal, combien moins de supérieur ! Dans les trois mondes, Ta puissance est incomparable.

"C'est pourquoi, la tête inclinée, tout entier prosterné, je T'implore, Toi, le maître digne de toute louange. Comme le père au fils, comme l'ami à l'ami, comme l'amant à l'aimée, daigne, ô Dieu, m'être indulgent.

"Devant ce spectacle inouï je frissonne et mon esprit est ébranlé par la crainte. Montre-moi seulement Ta forme de dieu ; fais-moi cette grâce, ô maître des dieux, support de l'Univers." [17]

[173]

 

[1] Pschychology and the Promethean Will, par W.H. Sheldon, p. 116.

[2] The Mystery of the Kingdom of God, par Albert Schweitzer, pp. 181, 182.

[3] The Mystery of The Kingdom of God, par A. Schweitzer, pp. 217, 218.

[4] Saint Jean, 1, 13.

[5] Apocalypse, XIII, 8.

[6] Genèse, IX, 4.

[7] Saint Mathieu XXVI, 28.

[8] Eph. IV, 13.

[9] Saint Mathieu XVII, 8.

[10] La Bhagavad Gitâ, Livre XI, 49, 52, 53, 54.

[11] Saint Mathieu, XVII, 22, 23.

[12] Saint Luc, IX, 51.

[13] The Recovery of Truth, par Hermann Keyserling, p. 213.

[14] The Decay and Restoration of Civilisation, par Albert Schweitzer, p. 82.

[15] Modern Trends in World Religion, publié par A E. Haydon, citant Kishio Satomi, p. 75.

[16] Modern Trends in World Religion, publié par A.E. Haydon, citant Kishio Satomi, p. 75.

[17]La Bhagavad Gitâ Livre XI, 41, 45