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CHAPITRE I - Partie 1

CHAPITRE I

Si je regarde en arrière, vers ma première enfance, j'éprouve dans l'ensemble un sentiment de grand déplaisir. C'est, il est vrai, par une mauvaise impression que commence l'histoire de ma vie. C'est ce que les métaphysiciens appellent une position négative. Mais le fait est là. Je n'aime pas beaucoup ce dont je me souviens de mon enfance, bien que beaucoup de mes lecteurs puissent penser qu'elle fut merveilleuse comparée à des milliers d'autres. Beaucoup de gens disent que l'enfance est le temps le plus heureux de la vie d'une personne. Je ne le crois pas un seul instant. Ces années furent pour moi celles du plus grand confort physique et du luxe ; des années où j'étais sans souci matériel, mais, en même temps, des années de douloureuse interrogation, de désillusion, de pénible découverte et de solitude.

Tandis que j'écris cela, je suis consciente du fait que les misères de l'enfance (et peut-être cela est-il vrai pour l'ensemble de la vie) occupent à tort le premier plan et apparaissent plus épouvantables au souvenir qu'elles ne le furent en réalité. C'est un trait curieux de la nature humaine que d'aimer amplifier et de mettre l'accent sur les moments malheureux et les tragédies, et de négliger les moments de gaieté, de joie, de paix et de bonheur tranquille. Les moments de tension et de contrainte paraissent affecter davantage notre conscience (cet étrange enregistreur d'événements) beaucoup plus que les heures innombrables de la vie ordinaire. Si nous pouvions seulement le réaliser, ce sont ces heures placides, vides d'événements, qui prévalent toujours en dernière analyse. Ce sont les heures, les jours, les semaines, les mois qui forment le caractère, le stabilisent, le rendent disponible pour les moments de crise, réels, objectifs et souvent d'une importance capitale, auxquels nous sommes confrontés au cours des années. Alors, le caractère que nous avons [10] développé supporte l'épreuve et indique l'issue, ou nous échouons, du moins temporairement. C'est de cette manière que nous sommes forcés d'apprendre. En me rappelant mon enfance, ce ne sont pas les heures innombrables de bonheur sans événements, les instants paisibles et les semaines que rien ne perturbait qui persistent dans ma mémoire, mais les moments de crise et les heures où je me trouvais complètement misérable et où ma vie semblait finie et sans horizon.

Je me souviens de ma fille aînée arrivant à un moment de cette sorte, vers sa vingtième année. Elle sentait qu'il n'y avait aucune raison de vivre et que la vie était comme une étendue monotone. Pourquoi la vie était-elle si stupide ? Pourquoi devait-elle la vivre ? Ne sachant trop que dire, je me souvins de ma propre expérience et je me rappelle très bien lui avoir répondu : "Eh bien, ma chérie, je peux te dire une chose : on ne sait jamais ce qui vous attend au tournant." Je n'ai jamais constaté que la religion ou les platitudes – telles qu'elles sont habituellement servies – vous aident en temps de crise. Ce qui l'attendait au tournant, c'était l'homme qu'elle épousa, avec lequel elle se fiança au bout d'une semaine et fut heureuse depuis lors.

Il faut cultiver la perception de la joie et du bonheur et ne pas enregistrer seulement le chagrin et la difficulté. Le bon, autant que le mauvais, fait partie d'un tout important et mérite d'être retenu. Le premier nous rend capable de garder la foi dans l'amour de Dieu. Le second nous apporte la discipline et nourrit notre aspiration. Les moments de ravissement où un coucher de soleil captive notre attention émerveillée ou le silence profond et ininterrompu de la lande et de la campagne qui enveloppe l'esprit, voici des choses à retenir. Un horizon ou une orgie de couleurs dans un jardin nous comblent à l'exclusion de toute autre chose, l'ami appelant l'ami pour une heure de communion et de contacts enrichissants, la beauté de l'âme humaine qui apparaît triomphante en face de la difficulté, voilà [11] des choses qui ne sauraient passer sans être reconnues. Elles constituent les grands facteurs conditionnants de la vie. Elles sont la marque du divin. D'où vient qu'elles soient si souvent oubliées et que les choses tristes, désagréables ou pénibles, demeurent fixées dans la mémoire ? Je ne sais pas. Apparemment, sur cette planète particulière qui est la nôtre, la souffrance est ressentie avec plus d'acuité que le bonheur et semble avoir un effet plus prolongé. Peut-être aussi le bonheur nous effraie-t-il et le repoussons-nous sous l'influence de ce grand, caractéristique et puissant trait humain : la PEUR.

Dans les cercles d'ésotéristes, on fait beaucoup de causeries éducatives sur la loi de Karma qui n'est, après tout, que le nom oriental de la grande loi de Cause à Effet ; l'accent est toujours mis sur le mauvais karma et la manière de l'éviter. Je voudrais pourtant affirmer que, d'une manière générale, il existe beaucoup plus de bon karma que de mauvais ; je dis ceci en dépit de la guerre mondiale, des horreurs indicibles que nous avons vécues et qui nous entourent encore, et malgré une réelle connaissance des choses auxquelles sont constamment confrontés les travailleurs sociaux. Le mal et la misère passeront, mais le bonheur restera ; par-dessus tout, nous réaliserons que ce que nous avons si mal construit doit disparaître, et que nous avons maintenant l'occasion de bâtir un monde nouveau et meilleur. Ceci est vrai parce que Dieu est bon, que la vie et l'expérience sont bonnes et la volonté-de-bien éternellement présente. L'opportunité nous est toujours offerte de réparer les erreurs que nous avons commises et de redresser les voies tortueuses dont nous sommes responsables.

Les détails de mes infortunes sont si loin que je ne peux être précise et je ne veux pas vous imposer ce dont je me souviens. Beaucoup de causes résidaient en moi-même, j'en suis bien sûre. Du point de vue mondain, je n'avais aucune raison [12] d'être malheureuse et ma famille et mes amis auraient été grandement surpris s'ils avaient connu mes réactions. Ne vous êtes-vous pas souvent demandé ce qui se passe dans la tête d'un enfant ? Les enfants ont des idées précises sur la vie et les circonstances ; elles leur sont propres, de telle sorte que nul ne peut interférer ; mais ceci est un fait rarement reconnu. Je ne peux me rappeler un instant où je serais restée sans penser, sans me casser la tête à me poser des questions, me rebeller et espérer. Cependant, ce ne fut qu'à trente-cinq ans que je découvris vraiment que j'avais un mental et que je pouvais l'utiliser. Jusque-là j'avais été un paquet d'émotions et de sentiments ; mon mental, ou ce qui m'en tenait lieu, m'avait utilisée et n'avait pas été utilisé par moi. En tout cas, j'étais très malheureuse jusqu'à ce que je me décide à aller vivre ma vie, vers l'âge de 22 ans. Pendant ces premières années, j'ai été entourée de beauté ; ma vie était pleine de diversité et j'ai rencontré beaucoup de gens intéressants. Je ne savais pas ce que c'était que désirer quelque chose. J'étais élevée dans le luxe habituel à mon époque et à ma classe ; j'étais surveillée avec le plus grand soin, mais en moi-même je détestais tout cela.

Je naquis le 16 juin 1880 à Manchester, en Angleterre, où mon père travaillait à un projet d'ingénieur, en association avec l'entreprise de son père, l'une des plus importantes de Grande-Bretagne. J'étais donc née sous le signe des Gémeaux. Cela signifie toujours le conflit entre les opposés : la pauvreté et la richesse, les sommets du bonheur et les abîmes du chagrin, le tiraillement entre l'âme et la personnalité ou le Soi supérieur et la nature inférieure. Les États-Unis et Londres sont régis par les Gémeaux ; c'est donc dans ce pays et en Grande-Bretagne que le conflit entre le capital et le travail sera résolu ; deux groupes qui couvrent les intérêts des très riches et des très pauvres.

Jusqu'en 1908 je n'ai manqué de rien ; je ne pensais jamais à l'argent ; je faisais ce que je voulais. Mais depuis ce temps, j'ai connu les profondeurs de la pauvreté. Une fois, j'ai vécu [13] trois semaines uniquement de thé (sans lait ni sucre) et de pain sec, afin que mes trois enfants aient l'essentiel à manger. Jeune fille, j'ai été l'hôte, pendant des semaines, de grandes familles, et pourtant j'ai travaillé comme ouvrière pour élever mes enfants. C'était dans une usine de sardines et je ne peux plus regarder "une sardine dans les yeux". Mes amis (et j'emploie le mot dans son sens véritable) sont venus de toutes les classes sociales, de l'individu placé le plus bas jusque et y compris le grand duc Alexandre, beau-frère du dernier tzar de Russie. Je n'ai jamais vécu bien longtemps au même endroit, car le natif des Gémeaux est toujours en mouvement. Mon petit-fils qui est aussi un vrai Gémeaux, traversa deux fois l'Atlantique et franchit à deux reprises le canal de Panama avant ses quatre ans.

Si je ne m'étais pas surveillée avec le plus grand soin, j'aurais toujours été soit au sommet du bonheur et de l'exaltation, soit dans le désespoir et dans les abîmes de la dépression. Le résultat de ces nombreuses expériences, c'est que j'ai appris à répudier les deux extrêmes et que je me suis efforcée de vivre sur un plan moyen. Je n'ai pas tout à fait réussi.

Le conflit majeur de ma vie a été la bataille entre mon âme et ma personnalité, et il dure encore. En écrivant ces lignes, je me souviens d'une réunion d'un certain "Mouvement de Groupe" par lequel j'avais été tentée et qui se tint à Genève en 1935. Une instructrice à l'expression suffisante et dure, au sourire "professionnel", était présente en tant que leader du groupe et il se trouvait là beaucoup de gens empressés à porter témoignage de leur méchanceté et du pouvoir salvateur du Christ, donnant l'impression que Dieu s'intéressait personnellement (ce que quelqu'un affirma) aux excuses que l'on peut faire à sa cuisinière si on l'a traitée durement. Pour moi, de bonnes manières, Dieu mis à part, auraient été suffisantes. Quoi qu'il en soit, une femme charmante, d'un certain âge, se leva, élégante, pétillante d'humour. "Je suis sûre que vous avez un magnifique témoignage à apporter", dit le leader. "Non, dit-elle, non, la bataille dure toujours entre le Christ et moi, et qui [14] l'emportera est encore incertain !" La bataille dure toujours et dans le cas d'un Gémeaux qui s'éveille et qui sert, elle devient une affaire très importante et aussi passablement intime.

Les natifs des Gémeaux passent pour avoir une nature de caméléon, de qualité variable, et pour être à double face. Je ne suis pas de ceux-là, malgré de nombreuses fautes, et il est possible que ce soit mon signe ascendant qui me sauve. Certains astrologues m'imputent, à mon grand amusement, divers signes à l'ascendant : Vierge – parce que j'aime les enfants et la cuisine et que suis la "mère" d'une organisation ; Lion – parce que je suis très individualiste (ce qui veut dire pour eux, difficile, dominatrice) et aussi très consciente de moi ; et Poissons – parce que ce signe est celui du médiateur, de l'intermédiaire. Personnellement, j'incline plutôt vers les Poissons, parce que j'ai un mari des Poissons, que ma très chère fille aînée est aussi née sous ce signe et que nous nous sommes toujours si bien comprises que nous avons l'habitude de nous quereller souvent. En outre, j'ai agi précisément en tant qu'intermédiaire, en ce sens qu'un certain enseignement que la Hiérarchie des Maîtres voulait transmettre au monde pendant ce siècle est contenu dans les livres dont j'ai été responsable. De toute façon, quel que soit mon signe ascendant, je suis un vrai sujet des Gémeaux et ce signe a apparemment conditionné ma vie et ses circonstances.

Le malheur assez complet de mon enfance est la conséquence de plusieurs choses. J'étais la moins pourvue d'attraits d'une famille de gens extrêmement beaux. J'ai toujours été considérée comme plutôt stupide à l'école, et la moins intelligente d'une famille de gens intelligents.

Ma sœur était l'une des plus belles filles que j'aie jamais vues et elle avait un cerveau supérieur. J'ai toujours eu de la dévotion pour elle, mais elle ne s'intéressait pas à moi, car elle était une chrétienne très orthodoxe et considérait quiconque ayant eu la malchance de divorcer comme étant tout à fait égaré. Elle était docteur en médecine et fut une des premières femmes de toute la longue, longue histoire de l'Université [15] d'Édimbourg à remporter une distinction ; si je m'en souviens bien, cela lui arriva deux fois. Elle était très jeune lorsqu'elle publia trois livres de poésie et j'ai lu des articles sur ses livres dans le supplément littéraire du "London Times" qui la donnaient comme la plus grande femme poète anglaise actuelle. Elle écrivit un livre sur la biologie et un autre sur les maladies tropicales, livres qui furent, je crois, considérés comme faisant autorité.

Elle épousa mon cousin germain, Laurence Parsons, ecclésiastique éminent de l'Église anglicane, qui fut, à une certaine époque, doyen de la Colonie du Cap. Sa mère était la tutrice, rétribuée par le Conseil de tutelle, de ma sœur et de moi-même. Elle était la plus jeune sœur de mon père et Laurence était l'un de ses six garçons, avec lesquels nous avons passé beaucoup de temps étant enfants. Son mari, mon oncle Clare, homme passablement dur et austère, était le frère de lord Rosse, et le fils de Lord Rosse du télescope renommé, mentionné dans La Doctrine Secrète. Enfant, j'avais peur de lui ; cependant avant sa mort, il me montra un autre côté de sa nature qui est mal connu. Son extrême bonté pour moi pendant la première guerre mondiale, alors que j'avais échoué en Amérique dans une grande misère, jamais je ne l'oublierai. Il m'écrivit des lettres encourageantes et compréhensives et me fit sentir qu'il y avait, en Grande- Bretagne, quelqu'un qui ne m'avait pas oubliée. Je veux le mentionner ici parce que je ne crois pas que sa famille ou sa belle-fille, ma sœur, ait eu la moindre idée de la relation amicale et chaleureuse qui existait entre mon oncle et moi, vers la fin de sa vie. Il n'en parla jamais, j'en suis sûre, ni moi non plus jusqu'à présent.

Ma sœur entreprit ensuite des recherches sur le cancer et se fit un nom dans ce genre de travail des plus utiles. Je suis très fière d'elle. Mon affection pour elle ne s'est jamais altérée et, si [16] jamais elle lit cette autobiographie, je veux qu'elle le sache. Heureusement, je crois en la grande loi de la Réincarnation et, elle et moi, nous manifesterons un jour notre relation d'une manière plus satisfaisante. Je pense qu'un des grands désavantages dans la vie d'un enfant est de ne pas avoir de foyer réel. Ce manque nous a certainement conditionnées, ma sœur et moi. Mes parents moururent tous deux avant que j'eusse neuf ans, et tous deux de tuberculose (appelée alors consomption). La crainte de la tuberculose se tint comme un danger menaçant au-dessus de nous deux pendant nos premières années et, également, le ressentiment éprouvé par mon père du fait de notre existence et, pour une raison que j'ignore, particulièrement de la mienne. Il sentait probablement que ma mère aurait vécu si elle n'avait épuisé ses ressources physiques en ayant deux enfants.

Mon père s'appelait Frédéric Foster La Trobe-Bateman et ma mère, Alice Hollinshead. Ils étaient tous deux de très vieille souche ; la famille de mon père remontait à des siècles, datant même d'avant les Croisades, et les ancêtres de ma mère descendaient de Hollinshead "le Chroniqueur", dont on dit que Shakespeare tira tant de ses histoires. Les arbres généalogiques ne m'ont jamais paru avoir de très réelle importance. Tout le monde en a ; mais peu de familles les tiennent à jour. Aussi loin que je sache, aucun de mes ancêtres n'a fait quelque chose de particulièrement intéressant. Ils étaient estimables, mais apparemment ternes. Comme le dit drôlement une fois ma sœur : "Ils restèrent assis parmi leurs choux pendant des siècles." C'était une bonne souche, propre et cultivée, mais dont aucun rejeton n'obtint la moindre notoriété, ni honorifique ni infamante.

Les armoiries de la famille, cependant, sont intéressantes, et vues sous l'angle du symbole ésotérique, extraordinairement significatives. Je ne connais rien à la science héraldique et je ne possède pas les termes adéquats pour les décrire. Elles sont composées d'un sceptre avec une aile à chaque bout et, entre les ailes, l'étoile à cinq branches et le croissant de lune. Ce dernier remonte naturellement aux Croisades auxquelles l'un de [17] ancêtres a dû sans doute participer ; mais j'aime à penser l'ensemble de ce symbole comme caractérisant les ailes de l'aspiration, le Sceptre de l'Initiation et figurant le but, les moyens et l'objectif de l'évolution et le motif qui nous pousse tous vers la perfection, perfection qui reçoit finalement l' "accolade" de la reconnaissance, au moyen du Sceptre. Dans le langage symbolique, l'étoile à cinq branches a toujours signifié l'homme parfait et le croissant de lune est censé régir la nature inférieure ou de la forme. C'est l'abc du symbolisme occulte, mais cela m'intéresse de trouver tout cela réuni dans le blason familial.

Mon grand-père, John Frédéric La Trobe-Bateman, était un ingénieur bien connu, conseiller du gouvernement britannique et responsable, à son époque, de plusieurs des systèmes municipaux hydrauliques de Grande- Bretagne. Il avait une très grande famille. Sa fille aînée, ma tante Dora, épousa Brian Bartellot, frère de Sir Walter Bartellot de Stoopham Park, Pulb rough, Sussex, et, comme elle fut désignée pour être notre tutrice à la mort de nos grands-parents, nous la vîmes souvent ainsi que ses quatre enfants. Deux de ces cousins restèrent mes amis intimes toute ma vie. Ils étaient tous deux considérablement plus âgés que moi, mais nous nous aimions et nous comprenions. Brian (Amiral Sir Brian Bartellot) passa de l'autre côté il y a seulement deux ans, et il me manque réellement ainsi qu'à mon mari, Foster Bailey. Nous étions trois amis intimes et ses lettres régulières nous manquent beaucoup.

Une autre tante, Margaret Maxwell, a représenté pour moi plus que toute autre personne de ma parenté et pourtant j'en ai beaucoup. Elle ne fut jamais ma tutrice, mais ma sœur et moi passions chaque été auprès d'elle dans sa maison d'Écosse ; pendant des années et jusqu'à ce qu'elle meure (à 80 ans bien passés) elle m'écrivit régulièrement, au moins une fois par mois. Elle fut l'une des plus grandes beautés de son époque et le portrait d'elle qui figure aujourd'hui à Cardoness Castle, Kirkcud-brightshire, est celui d'une des plus jolies femmes qu'on puisse [18] imaginer. Elle épousa le plus "jeune des Cardoners", fils aîné de Sir William Maxwell ; mais son mari, mon oncle David, mourut avant son père et n'hérita donc jamais du titre. À elle, je dois plus que je ne pourrai rendre. Elle m'orienta spirituellement, et quoique sa théologie fut très étroite, elle était elle-même très large d'esprit. Elle me donna certaines clés spirituelles qui ne m'ont jamais déçue et, jusqu'au bout, elle-même ne m'a jamais déçue. Quand j'en vins à m'intéresser aux sujets ésotériques et cessai d'être une chrétienne à l'esprit théologique orthodoxe, elle m'écrivit qu'elle ne pouvait pas comprendre, mais qu'elle me faisait confiance parce qu'elle savait que j'avais un amour profond pour le Christ et que peu importait la doctrine que je reniais puisqu'elle savait que jamais je ne Le renierai. C'était l'exacte vérité. Elle était belle, charmante et bonne. Son influence s'étendait sur toutes les Iles britanniques. Elle avait son propre hôpital, construit et doté par elle ; elle soutenait les missionnaires dans les pays païens et était présidente du Y.W.C.A. en Écosse. Si j'ai été de quelque utilité à mon prochain et si j'ai fait quoi que ce soit pour conduire des gens à un certain degré de réalisation spirituelle, c'est, en grande partie, parce qu'elle m'aima assez pour me faire démarrer correctement. Elle fut l'une des rares personnes qui me préférait à ma sœur. Il y avait entre nous un lien qui demeure et demeurera à jamais intact.

J'ai déjà mentionné la plus jeune sœur de mon père, Agnès Parson. Il avait deux autres frères et sœurs, Gertrude qui s'est mariée avec un certain M. Garney Leatham et le plus jeune frère de mon père, Lee La Trobe- Bateman qui est actuellement le seul survivant. Ma grand-mère était Anna Fairbairn, fille de Sir William Fairbairn, et nièce de Sir Peter Fairbairn. Mon arrière-grand-père, Sir William, était, je crois, associé de Watts (de la machine à vapeur) et l'un des premiers constructeurs de [19] voies ferrées de l'ère victorienne.

Par ma grand-mère paternelle (dont le nom de jeune fille était La

Trobe), je descends d'une souche française huguenote et les La Trobe de Baltimore sont donc parents avec moi ; cependant je ne les ai jamais recherchés. Charles La Trobe, mon arrière-grand-oncle, compte parmi les premiers gouverneurs d'Australie et un autre La Trobe fut le premier gouverneur de Maryland. Édouard La Trobe, encore un autre frère était un architecte bien connu à Washington et en Grande-Bretagne.

Les Fairbairn n'appartenaient pas à ce qu'on appelle l'aristocratie de naissance qui est tant prisée. Peut-être cela fut-il le salut de la souche Bateman-Hollinshead-La Trobe. Ils appartenaient à l'aristocratie de l'intelligence et c'est de la plus haute importance en ces jours de démocratie. William et Peter Fairbairn débutèrent dans la vie comme fils d'un pauvre paysan écossais, au 18ème siècle. Ils finirent tous deux riches et acquirent des titres. Vous trouverez le nom de Sir William Fairbairn dans le dictionnaire Webster ; et une statue dans un jardin public Leeds, en Angleterre, perpétue la mémoire de Sir Peter. Je me souviens de mon arrivée à Leeds, il y a quelques années pour y faire une causerie. Comme le taxi traversait un jardin public, je remarquai ce qui me parut être la statue d'un vieil homme barbu. Le jour suivant, mon mari alla la voir et c'est ainsi que je découvris que j'avais critiqué mon grand-oncle ! La Grande- Bretagne était démocrate, même en ces jours éloignés et les gens avaient leur chance de s'élever, du moment qu'ils avaient eux quelque chose qui le leur permettait. Peut-être que le mélange du sang plébéien est responsable du fait que mes cousins et leurs enfants ont été, pour la plupart, des hommes remarquables et des femmes de belle apparence.

Mon père ne s'occupait pas de moi et, quand je revois mon image d'enfant, je ne peux guère m'émerveiller de mon apparence chétive et pitoyable. Je n'ai pas de souvenirs de ma mère car elle mourut à l'âge de 29 ans, alors que je n'avais que six ans. Je me souviens de sa magnifique chevelure dorée et de sa [20] gentillesse, mais c'est tout. Je me souviens aussi de ses funérailles à Torquay, Devonshire, parce que ma principale réaction devant cet événement se résuma dans ces mots à ma cousine Mary Bartellot : "Regarde mes longs bas noirs et mes jarretelles", les premiers de ma vie ! J'avais été promue au stade des bas. Les vêtements importent toujours apparemment, quel que soit l'âge et les circonstances ! Je possédais un petit coffret d'argent que mon père avait l'habitude d'emmener partout avec lui, et dans lequel se trouvait le seul portrait de ma mère que j'aie jamais eu. En 1928, après l'avoir pris avec moi tout autour du monde, il me fut volé un été pendant que j'étais hors de notre maison de Stamford, Connecticut, où nous vivions alors ; et, avec lui, s'en allèrent ma Bible et un fauteuil à bascule cassé. C'est le choix d'objets volés le plus curieux dont j'ai jamais entendu parler...

La Bible fut la plus grande perte personnelle. C'était une Bible unique et elle fut ma possession la plus chère pendant vingt ans. Elle m'avait été offerte par une amie de jeunesse, très proche, Catherine Rowan-Hamilton, et elle était imprimée sur du papier fin, avec de larges marges pour les annotations. Ces marges avaient presque deux pouces de large et on aurait pu y lire, inscrite en caractères microscopiques (pratiqués avec une plume à graver) mon histoire spirituelle. Il y avait dedans de petites photographies d'amis intimes et des autographes de mes compagnons spirituels sur le Sentier. Je souhaiterais bien l'avoir maintenant, car elle m'en dirait beaucoup, me rappelant des gens et des épisodes et elle m'aiderait à retracer mon développement spirituel, le développement d'un travailleur.

J'avais quelques mois quand on m'emmena à Montréal, au Canada, où mon père faisait partie des ingénieurs engagés pour la construction du pont Victoria sur le Saint-Laurent. Ma sœur unique naquit là-bas. Je garde deux souvenirs importants de cette époque : l'un est de m'être mise dans de sérieuses difficultés avec mes parents parce que j'avais entraîné ma petite [21] sœur dans une énorme malle où nos très très nombreux jouets étaient rangés. Nous avions disparu pendant un bon moment et nous étions presque étouffées car le couvercle s'était rabattu sur nous. L'autre, est ma première tentative de suicide. Je trouvais que la vie ne valait pas la peine d'être vécue. L'expérience de mes cinq ans me donnait le sentiment de la futilité des choses, donc je décidai que si je roulais du haut en bas des marches de pierre de la cuisine (et il y en avait beaucoup) je serais probablement morte en arrivant. Je ne réussis pas. Brigitte, la cuisinière, me ramassa rompue et brisée et me transporta en haut où je trouvai beaucoup de consolations – mais aucune compréhension.

En avançant dans la vie, je fis deux autres tentatives pour mettre fin à toute chose, lesquelles me firent seulement découvrir qu'il est très difficile de se suicider. Toutes ces tentatives furent faites avant mes quinze ans. Vers onze ans, j'essayai de m'étouffer avec du sable, mais le sable dans la bouche, le nez, les yeux, n'est pas très agréable et je décidai de remettre à plus tard l'heureux jour. La dernière fois, je tentai de me laisser couler dans une rivière en Écosse. Mais, à nouveau, l'instinct de conservation fut trop fort. Depuis, je n'ai plus été intéressée par le suicide, mais j'en ai toujours compris l'impulsion.

Cette misère récurrente était peut-être la première indication de la tendance mystique de ma vie qui motiva plus tard toutes mes pensées et mes activités. Les mystiques sont des gens doués d'un terrible sens de la dualité. Ce sont toujours des chercheurs, conscients qu'il y a quelque chose qui doit être cherché ; ce sont toujours des amoureux à la recherche de quelque objet digne de leur amour ; ils sont toujours conscients de ce avec quoi ils doivent chercher à s'unir. Ils sont gouvernés par le cœur et le sentiment. À cette époque, je n'aimais pas le "sentiment" de la vie. Je n'appréciais pas ce que le monde semblait être et avait à offrir. J'étais convaincue qu'il y avait, ailleurs, de meilleures choses. J'étais morbide, pleine de pitié pour moi-même, seule, excessivement introspective (ce qui sonne mieux qu'égocentrique) et convaincue que personne ne m'aimait. Avec le recul je me demande : Pourquoi m'aurait-on aimée ? Je ne peux blâmer personne. Je ne donnai rien de [22] moi-même. J'étais tout le temps préoccupée de mes réactions aux gens et aux circonstances. J'étais le centre malheureux et auto-dramatisé de mon petit monde. Ce sens de choses meilleures à trouver quelque part et la faculté de "sentir" gens et circonstances, et de souvent savoir ce qu'ils pensaient ou expérimentaient, furent le début de la phase mystique de ma vie, de laquelle sortit beaucoup de bon que je ne retrouvai que plus tard.

Ainsi, je commençais consciemment l'éternelle recherche du monde de la signification, lequel doit être trouvé afin qu'une réponse aux perplexités de la vie et aux chagrins de l'humanité puisse être trouvée. Le progrès est enraciné dans la conscience mystique. Un bon occultiste doit être d'abord un mystique pratiquant, ou bien, dois-je dire, un mystique pratique ? Peut- être les deux. Le développement de la réponse du cœur, comme du pouvoir de sentir, et de sentir avec exactitude, devrait normalement précéder l'approche mentale et le pouvoir de connaître. Il est sûr que l'instinct spirituel doit précéder la connaissance spirituelle, exactement comme l'instinct de l'animal, de l'enfant ou de la personne non développée, précède toujours la perception intellectuelle. Il est sûr que la vision doit précéder la réalisation de cette vision. Il est sûr que la recherche et le sentiment aveugle de Dieu doivent précéder le temps où l'on foule consciemment "le Sentier" qui conduit à la révélation.

Peut-être viendra-t-il un temps où les adolescents, garçons et filles, recevront un peu d'attention pour les aider à faire fructifier leurs tendances mystiques normales. Ces tendances sont si souvent niées, comme si elles étaient des rêveries d'adolescents devant être plus tard étouffées. Pour moi, elles indiquent aux parents une occasion d'instruire. Cette période devrait être utilisée de façon plus constructive et mieux dirigée. L'orientation de la vie pourrait être déterminée et bien des misères ultérieures évitées, si la cause et le dessein de la recherche, des désirs informulés et des aspirations visionnaires étaient [23] saisis par ceux qui sont responsables des jeunes. On devrait leur expliquer qu'il se fait en eux un travail juste et normal, résultat de vies d'expériences antérieures, indiquant que le côté mental de leur nature devrait recevoir leur attention. Par-dessus tout, l'âme pourrait être comprise, l'homme spirituel intérieur cherchant à faire sentir sa présence. On devrait mettre l'accent sur l'universalité du processus, réduisant ainsi la solitude, le faux sens d'isolement et de particularité qui sont les caractéristiques si troublantes de l'expérience. Je crois que la méthode consistant à attacher de l'importance aux pulsions et aux rêves des adolescents recevra plus tard un peu plus d'attention. Je considère les stupides misères de mon adolescence simplement comme l'ouverture de la phase mystique de mon existence, laquelle, en son temps, céda la place à la phase occulte, avec sa plus grande assurance, sa compréhension et ses convictions inaltérables.

Après que nous eûmes quitté le Canada, ma mère tomba sérieusement malade et nous allâmes à Davos, en Suisse, où nous restâmes quelques mois, jusqu'à ce que mon père la ramène en Angleterre pour y mourir. Après sa mort, nous allâmes tous vivre chez mes grands-parents, à Moor Park, Surrey. À cette époque, la santé de mon père s'était sérieusement altérée. Vivre en Angleterre ne l'aidait pas et peu avant sa mort, nous, les enfants, partîmes avec lui pour Pau, dans les Pyrénées. J'avais alors huit ans et ma sœur six. Le mal avait cependant trop progressé et nous retournâmes à Moor Park où l'on nous laissa, tandis que mon père (accompagné d'un domestique garde-malade) partait pour un long voyage par mer vers l'Australie. Nous ne le revîmes jamais, car il mourut en route, entre l'Australie et la Tasmanie. Je me souviens bien du jour où la nouvelle de sa mort arriva chez mes grands-parents et je me souviens aussi du retour du domestique avec les affaires de mon père et ses objets de valeur. C'est curieux comme de petits détails, tels que cet homme tendant la montre de mon père à ma grand-mère, restent dans la mémoire alors que des choses de [24] plus grande importance semblent perdues pour le souvenir. On se demande ce qui conditionne ainsi la mémoire : pourquoi certaines choses s'enregistrent-elles et d'autres pas ?

Moor Park était une de ces grandes maisons anglaises qui n'ont rien pour être des foyers et qui, pourtant, trouvent le moyen d'en être un. Elle n'était pas particulièrement ancienne, ayant été construite au temps de la reine Anne par Sir William Temple. C'est lui qui introduisit les tulipes en Angleterre. Son cœur, enfermé dans une cassette d'argent, était enterré sous le cadran solaire, au milieu du jardin à la française, sous les fenêtres de la bibliothèque. Moor Park était une sorte de musée et, certains dimanches, on l'ouvrait au grand public. J'ai deux souvenirs de cette bibliothèque. Je me souviens, debout près de l'une des fenêtres, d'avoir essayé d'imaginer l'endroit tel que Sir William avait dû le voir, avec ses jardins à la française et ses terrasses peuplées de "lords" et de "ladies" importants, dans les costumes de l'époque. Ensuite, une autre scène, celle- ci non imaginaire : je voyais le cercueil de mon grand-père dans lequel il était étendu, exposé, portant seulement une grande couronne de fleurs que la reine Victoria avait envoyée.

Notre vie, à ma sœur et à ma moi, à Moor Park (où nous vécûmes jusqu'à ce que j'eusse presque treize ans) fut d'une grande discipline. Nous avions eu une vie de voyage et de changements et je suis sûre que la discipline était un mal nécessaire. Nos diverses gouvernantes l'appliquèrent. La seule dont je me souvienne portait le nom singulier de Miss Millichap. Elle avait de très jolis cheveux, un visage commun ; elle portait des robes très décentes, boutonnées de l'ourlet jusqu'à la gorge et elle était toujours amoureuse du vicaire en charge ; amour sans espoir, car elle n'en épousa aucun. Nous avions une immense salle de classe, tout en haut de la maison, où une gouvernante, une nourrice et une femme de chambre étaient responsables de nous deux.

La discipline appliquée alors dura jusqu'à ce que je sois grande et, quand je regarde en arrière maintenant, je me rends compte à quel point elle était terriblement sévère. Chaque demi-heure de notre vie était programmée et, aujourd'hui encore, je [25] vois l'emploi du temps accroché au mur de notre classe, indiquant le prochain devoir. Je me souviens que j'allais le consulter en me demandant : "quoi, maintenant !" Debout à six heures, qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, en été comme en hiver, exercices de gammes pendant une heure ou préparation des leçons du jour si c'était le tour de ma sœur pour la leçon de piano ; petit déjeuner à huit heures précises, dans la salle de classe et, ensuite, descente à la salle à manger à neuf heures pour les prières familiales. Nous devions bien commencer la journée par un rappel de Dieu et, en dépit de l'austérité de la foi familiale, je pense que c'est une bonne habitude. Là était assis le maître de maison, la Bible familiale devant lui, la famille et les invités assemblés autour de lui ; puis les domestiques, alignés selon leur charge et leur rang : l'intendant, la cuisinière, les femmes de chambre, la servante en chef et les servantes sous ses ordres, la fille de cuisine, l'aide de cuisine, le valet de pied et le majordome pour fermer la porte. Il y avait là une dévotion réelle et beaucoup de révolte, une aspiration véritable et un ennui intense, car ainsi va la vie. Cependant, dans l'ensemble, le résultat était bon et, de nos jours, nous devrions vivre en nous souvenant davantage de la divinité.

Ensuite, de neuf heures trente à midi, nous travaillions à nos leçons avec notre gouvernante et ceci était suivi d'une promenade. On nous permettait de déjeuner dans la salle à manger, mais il était défendu de parler et notre silence et notre bonne tenue étaient maintenus par l'œil inquiet de notre gouvernante. Je me souviens encore aujourd'hui d'être partie dans une rêverie, ou rêve éveillé (comme font les enfants) avec un coude sur la table et contemplant le paysage par la fenêtre. Je fus soudainement ramenée à la vie quotidienne en entendant ma grand-mère dire à un valet de pied qui servait à table : "James, allez chercher deux soucoupes s'il vous plaît, et mettez dedans les coudes de Mlle Alice." Ce que James fit docilement, et mes coudes durent rester là tout le reste du repas. Je n'ai jamais oublié l'humiliation et, encore aujourd'hui, plus de cinquante ans plus tard, je suis consciente de rompre les règles si [26] je mets mes coudes sur la table – ce que je fais. Après le déjeuner, nous devions nous étendre sur une planche plate inclinée, pendant une heure, tandis que notre gouvernante lisait à haute voix quelque livre édifiant ; puis venait de nouveau une promenade, après laquelle nous étudiions jusqu'à cinq heures.

À cette heure-là, nous devions aller dans la chambre où la nurse ou la femme de chambre nous préparait pour descendre au salon. Des robes blanches, des ceintures de couleur, des bas de soie et des cheveux bien brossés étaient de rigueur ; puis, la main dans la main, nous devions nous rendre au salon où tous étaient réunis après le thé. Nous restions là, debout sur le pas de la porte et nous faisions nos révérences, endurant ainsi la misère d'être l'objet de bavardages et d'inspections jusqu'à ce que notre gouvernante vienne nous chercher. Notre propre dîner dans la classe était à six heures trente et, quand il était terminé, nous avions encore des devoirs à faire jusqu'à huit heures, heure du coucher. Aucun moment n'était jamais prévu, en ces temps victoriens, pour quelque chose que nous aurions pu désirer faire. C'était une vie de discipline, de rythme et d'obéissance, entrecoupée à l'occasion par des éclats de révolte et par les punitions qui s'ensuivaient.

Quand j'observais la vie de mes trois filles aux États-Unis où elles sont nées et ont vécu jusqu'à la fin de leur adolescence, et que je les voyais dans le système de l'école publique du pays, je me demandais comment elles auraient apprécié la vie enrégimentée que ma sœur et moi avions eue. Avec plus ou moins de succès, j'ai essayé de donner à mes filles une vie heureuse et lorsqu'elles grognaient sur la dureté de la vie, comme le font naturellement tous les jeunes, j'étais forcée de reconnaître qu'elles vivaient un temps merveilleux en comparaison de celui de ma génération et de mon milieu social.

Jusqu'à mes vingt ans, ma vie fut complètement disciplinée par les gens ou les conventions sociales de mon époque. Je ne pouvais pas faire ceci, je ne pouvais pas faire cela ; telle ou telle attitude n'était pas correcte ; qu'allait-on penser ou dire ? [27] On vous critiquera si vous faites ceci ou cela ; ce n'est pas le genre de personne que vous pouvez fréquenter ; ne parlez pas à cet homme ou à cette femme ; les gens polis ne parlent pas ou ne pensent pas ainsi ; vous ne devez pas bailler ou éternuer en public ; vous ne devez pas parler tant qu'on ne vous adresse pas la parole, et ainsi de suite... La vie était totalement limitée par les choses qu'il était impossible de faire et conduite par les règles les plus minutées, prévues pour toutes les situations possibles.

Deux autres points restent dans mon souvenir. Le plus tôt possible, on nous apprit à prendre soin des pauvres et des malades et à nous rendre compte que des conditions de fortune impliquaient une responsabilité. Plusieurs fois par semaine, à l'heure de la promenade, nous devions aller chez l'intendant prendre des confitures ou de la soupe pour une personne malade sur le domaine, ou des vêtements d'enfant pour le nouveau bébé né dans l'une des dépendances, ou des livres pour quelqu'un qui devait rester confiné à la maison. C'est là un exemple du paternalisme et du féodalisme de la Grande-Bretagne, mais cela avait son bon côté. C'est peut-être bon que cela ait disparu et personnellement je le crois, mais pour les gens riches de ce pays, il serait bon d'avoir ce sens exercé des responsabilités et des devoirs envers les autres.

On nous enseignait que l'argent et la position sociale entraînaient des obligations devant être remplies.

L'autre chose dont je me souviens vivement est la beauté de la campagne environnante ; les sentiers fleuris et les nombreux bois où ma sœur et moi conduisions notre petite voiture à poney. C'était ce que nous appelions à l'époque "une voiture de gouvernante" conçue exprès, je présume, pour les petits enfants. En été, ma sœur et moi nous sortions avec cette voiture, accompagnées par un petit page en uniforme, avec un chapeau à cocarde, debout sur le marchepied. Je me demande, certains jours, si ma sœur pense parfois à ce temps-là.

Après la mort de mon grand-père, on vendit Moor Park et nous allâmes vivre quelque temps chez notre grand-mère à Londres. Mon principal souvenir d'alors c'est les tours et les tours [28] que nous faisions dans le parc, avec elle, dans une voiture victoria, comme on les appelait alors, avec une paire de chevaux, un cocher et un valet de pied en livrée sur le siège arrière. C'était si triste et monotone ! On prit ensuite pour nous d'autres dispositions, mais, jusqu'à la mort de ma grand-mère, ma sœur et moi avons passé beaucoup de temps avec elle. C'était une très vieille dame qui montrait encore des signes de beauté ; elle devait avoir été très belle et un portrait du temps de son mariage, au début du 19ème siècle, le prouve. La deuxième fois que je revins aux États-Unis, après avoir amené ma fille aînée, alors bébé, voir mes compatriotes, j'arrivai à New York fatiguée, malade, misérable et avec la nostalgie du pays. J'allais à l'hôtel Gotham, 5ème Avenue, pour le déjeuner. Alors que j'étais là, assise dans le hall, plutôt déprimée, je ramassai un magazine illustré. L'ouvrant au hasard, je vis avec surprise les portraits de ma grand-mère, de mon grand-père et de mon arrière-grand-père qui me regardaient. Ce fut une telle surprise que je pleurai, mais, après, je ne me sentais plus aussi loin de tous.

Depuis notre départ de Londres, vers ma treizième année, jusqu'au moment où notre éducation fut estimée complète, ma vie entière ne fut que changement et mouvement perpétuels. On ne trouvait bonne ni la santé de ma sœur ni la mienne et nous passâmes plusieurs hivers sur la Riviéra, en France, où une petite villa était retenue pour nous, tout près de celle, plus grande, d'un oncle et d'une tante. Nous avions là des professeurs français ainsi qu'une gouvernante française qui nous chaperonnait, et toutes nos leçons se faisaient en français. Nous passions les étés chez une autre tante au sud de l'Écosse, allant et venant, de chez elle, pour rendre visite à d'autres relations et connaissances à Galloway. Je peux maintenant réaliser quelle vie riche en contacts nous avons eue ; il y avait beaucoup plus de temps pour la beauté, alors, et une très réelle culture. Nous avions le temps de lire et d'avoir des conversations très intéressantes. À l'automne, nous redescendions dans le Devonshire, [29] accompagnées d'une gouvernante, Miss Godby, qui nous arriva alors que j'avais douze ans et qui resta avec nous jusqu'à ce que j'aille en classe terminale à Londres, lorsque j'eus dix-huit ans. Elle fut la seule personne à laquelle je me sentis attachée. Elle me donna un sens d' "appartenance" et fut l'une des rares personnes, dans ma vie de cette époque, qui, je le sentais, m'aimait vraiment et croyait en moi.

Trois personnes, à l'époque, me donnèrent ce sentiment de confiance. L'une d'elles fut ma tante, Madame Maxwell, de Castramont, dont j'ai déjà parlé. Nous passions tous les étés avec elle et elle fut, quand j'y repense, l'une des forces fondamentales et conditionnantes de ma vie. Elle me donna une telle note-clé de vie que je ressens vraiment que tout accomplissement est rattaché à la source de sa profonde influence spirituelle. Jusqu'à sa mort, elle demeura en contact étroit avec moi, même les vingt années précédant sa mort durant lesquelles je ne la vis pas. L'autre personne qui me montra toujours de la compréhension fut Sir William Gordon de Earlston. Il n'était pas exactement mon parent, seulement par alliance et, pour nous tous, il était "oncle Billie". Il était un de ces hommes (quand il était jeune lieutenant) qui menèrent "la charge de la Brigade Légère" à Balaklava, et le bruit courait qu'il était le seul qui revint de cette charge "portant sa tête sous son bras". Quand j'étais enfant, j'ai souvent senti les agrafes d'or que la chirurgie de l'époque avait mises dans son crâne. En tout cas, il me soutenait toujours et je l'entends encore me dire (comme il le faisait souvent) : "Je mise sur toi, Alice. Suis ton propre chemin. Tout ira très bien pour toi."

La troisième personne était donc cette gouvernante dont je vous ai déjà parlé. J'ai toujours gardé le contact avec elle et je la vis peu de temps avant sa mort, vers 1934. Elle était alors une vieille dame, mais elle me sembla toujours la même. Deux choses l'intéressaient alors. Elle demanda à mon mari si je croyais toujours au Christ et parut très rassurée quand il lui dit [30] que c'était certain. L'autre chose qu'elle évoqua avec moi fut un méchant épisode de ma vie. Elle me demanda si je me souvenais d'avoir jeté, quand j'avais à peu près quatorze ans, tous ses bijoux dans les toilettes et d'avoir ensuite actionné la chasse d'eau. Bien sûr, je m'en souvenais. C'était un crime délibéré. J'étais furieuse contre elle, je ne sais plus pourquoi. J'allai à sa chambre et pris tout ce qu'elle possédait de quelque valeur, montre, bracelet, broche, bagues, etc. et j'en disposai d'une manière irrémédiable. Je pensais qu'elle n'avait aucune possibilité de le savoir. Je découvris alors qu'elle donnait plus de valeur à moi et à mon développement qu'à ses possessions personnelles. Comme vous le voyez, je n'étais pas une enfant charmante. Non seulement j'agissais par humeur, mais je voulais toujours savoir comment les gens réagissaient et ce qui les faisait agir ou se comporter comme ils le faisaient.

Miss Godby tenait un journal où elle faisait chaque soir le rapport de ses échecs quotidiens et, d'une manière quelque peu morbide (selon mon point de vue actuel sur la vie), elle analysait ses paroles et ses actes à la lumière de la question : "Qu'aurait fait Jésus ?" J'avais découvert ce journal un jour, au cours d'une de mes rondes inquisitrices, et le lire soigneusement devint pour moi une habitude. C'est ainsi que je découvris qu'elle savait que j'avais détruit tous ses bijoux mais que, par esprit de discipline envers elle-même et afin de m'aider, elle ne m'en dirait pas un mot jusqu'à ce que ma propre conscience m'incitât à la confession. Elle savait que j'en viendrais inévitablement à la confession, car elle avait confiance en moi ; je ne peux imaginer pourquoi. Au bout de trois jours, j'allais à elle et lui racontai ce que j'avais fait ; ce fut pour découvrir seulement que sa détresse était plus grande de ce que j'avais lu ses papiers intimes que de la perte de ses bijoux. Je fis une confession complète ; sa réaction me donna un sens nouveau des [31] valeurs. Cela me donna à penser sur ce qui était bon pour mon âme. D'abord, je commençai à faire une différence entre les valeurs spirituelles et les valeurs matérielles. Pour elle, c'était un plus grand péché d'être assez indiscrète pour lire les papiers intimes, que de détruire des choses matérielles. Elle me donna ma première grande leçon d'occultisme : distinguer entre le Soi et le non soi et entre les valeurs intangibles et les valeurs tangibles.

Pendant qu'elle était chez nous, elle eut une rentrée d'argent peu importante, mais suffisante pour la libérer de la nécessité de gagner sa vie. Mais elle refusa de nous quitter, sentant, ainsi qu'elle me le dit plus tard, que j'avais personnellement besoin de ses soins et de sa compréhension. J'ai été heureuse dans mes relations, n'est-ce pas ? Cela parce que les gens sont si gentils, bons et compréhensifs. Je tiens à rappeler qu'elle et ma tante Margaret me donnèrent quelque chose d'une telle signification spirituelle que, jusqu'à ce jour, je tente de vivre sur cette note qu'elles firent résonner pour moi. Elles étaient très différentes. Miss Godby était commune ; tout à fait ordinaire par l'éducation et les moyens, mais profonde et douce. Ma tante était extrêmement belle, célèbre par sa philanthropie et ses vues religieuses, et aussi profonde et douce.

À 18 ans, je fus envoyée dans une école secondaire de Londres, tandis que ma sœur allait dans le sud de la France avec une gouvernante. C'était la première fois que nous étions séparées et la première fois de ma vie que j'étais livrée à moi-même. Je ne pense pas avoir été très brillante à l'école ; j'étais bonne en histoire et en littérature, vraiment très bonne. J'avais fait de bonnes études classiques et on peut parler en faveur de l'entraînement intense et individuel qui peut être acquis si un enfant est enseigné par un professeur privé cultivé. Mais, quant aux mathématiques, même les plus courantes, j'étais désespérément nulle ; si nulle que, dans cette école, elles furent entièrement [32] supprimées de mon programme d'études, car il était impossible d'admettre qu'une grande fille de 18 ans se trouve mêlée aux élèves de douze ans. J'espère qu'on se souvient de moi (ce dont je doute) comme de la jeune fille qui récolta toutes les plumes des oreillers et les lança du troisième étage sur la tête des invités de la Directrice, tandis qu'ils s'avançaient en procession solennelle vers la salle à manger du rez-de-chaussée. Je le fis au milieu des chuchotements admiratifs des autres jeunes filles.

Suivit ensuite un intervalle de deux années d'une vie très banale. Notre tuteur loua une petite maison dans une petite ville du Hertfordshire près de St-Albans, nous installa avec un chaperon et nous laissa désormais livrées à nous-mêmes. La première chose que nous fîmes, de concert, fut d'acheter les meilleures bicyclettes que l'on pouvait se procurer alors et de nous livrer à l'étude du pays. Jusqu'à ce jour, je me rappelle l'intense excitation lorsque les deux caisses arrivèrent et que nous déballâmes ces deux machines étincelantes. Nous nous promenâmes partout et ce fut une bonne époque. Nous explorâmes le district qui était alors la pleine campagne et non le faubourg urbanisé qu'il est devenu à présent. Je crois que c'est pendant cette période que j'ai pris le goût du mystère, lequel se développa plus tard en un grand amour pour les histoires de détectives et de mystère. Un matin ensoleillé que nous poussions nos bicyclettes en grimpant une colline très escarpée, deux hommes à bicyclette qui descendaient la pente nous croisèrent. L'un des deux, à ce moment, cria à son compagnon : "Mais je t'assure, mon vieux, il se tenait sur une seule jambe et ressemblait au diable." Je m'interroge toujours sur ce mystère et ne suis encore parvenue à aucune solution.

C'est pendant cette période que je fis mon premier essai d'enseignement. Je pris une classe de garçons à l'école du dimanche. C'était des adolescents qui avaient la réputation d'être parfaitement ingouvernables. Je stipulais que je ferais ma classe dans une grande salle, près de l'église, et non dans l'école du dimanche elle-même et que je serais laissée seule avec eux. Nous vécûmes des moments excitants. Cela commença par une [33] bagarre et moi, en larmes ; mais au bout de trois mois, nous étions une bande de bons copains. Ce que j'enseignais et comment je l'enseignais, je l'ai complètement oublié. Tout ce dont je me rappelle, c'est beaucoup de rires et de bruits et beaucoup d'amitié. Peut-être ai-je fait un bien durable, je ne sais pas ; je sais que je les préservais de toute mésaventure, pendant deux heures, tous les dimanches matin.

Pendant cette période, et jusqu'à ce que j'aie atteint 22 ans et que je devienne maîtresse de mes propres petits revenus (ainsi que le fit aussi ma sœur), nous vécûmes la vie des jeunes filles mondaines ; nous participions à ce qu'on appelle "des saisons londoniennes", trois par an ; nous suivions la ronde habituelle des "garden-parties", des thés et des dîners, et nous étions en plein sur le marché du mariage. J'étais, à l'époque, profondément religieuse, mais je devais aller au bal, car je ne voulais pas que ma sœur prenne part sans moi à des choses aussi perverses. Comment les gens que je rencontrais pouvaient me tolérer, je ne le sais pas. J'étais si religieuse et imbue de conscience mystique, et ma conscience était d'une sensibilité si morbide, qu'il m'était impossible de danser avec un homme ou de m'asseoir près de quelqu'un à un dîner sans m'assurer s'il était "sauvé" ou non. Je crois que la seule chose qui m'ait sauvée d'une forte aversion était ma sincérité et le fait que, de toute évidence, je détestais d'avoir à m'informer. De plus j'étais très jeune, très sotte, très jolie et bien habillée et, en dépit de ma sainteté ostentatoire, j'étais élégante, intelligente, bien élevée et quelquefois intéressante.

J'ai un respect secret pour moi-même quand je regarde le passé, car

 j'étais si douloureusement timide et réticente que j'étais au supplice quand je me contraignais à exprimer de l'intérêt pour les âmes des personnes étrangères.

Mis à part le fait que ma tante et ma gouvernante étaient des personnes religieuses, qu'est-ce qui m'avait rendue si ferme dans mon aspiration spirituelle et dans ma détermination à être rigoureusement bonne ? Que cette détermination ait pris la couleur [34] de mon entourage religieux n'a pas de réelle portée sur la question ; je ne connaissais rien d'autre, pour exprimer ma spiritualité, que d'assister, si possible, tous les jours au premier service de communion et d'essayer de sauver les gens. Par la suite, j'ai dépassé cette expression particulière du service et de l'entreprise religieuse. Mais quel fut le facteur qui me transforma, d'une jeune fille au très mauvais caractère, assez vaine et oisive, en une travailleuse et, provisoirement, en une fanatique ?

Le 30 juin 1895, j'eus une expérience qui fit date et que je n'oublierai jamais. J'avais été pendant des mois dans les affres des misères de l'adolescence. La vie ne valait pas la peine d'être vécue. Il n'y avait que tristesse et malheur de tous côtés. Je n'avais pas demandé à venir au monde, mais j'y étais. J'avais juste quinze ans. Personne ne m'aimait et je savais que j'étais en mauvaise disposition ; donc, je n'étais pas surprise que la vie soit difficile. Il n'y avait pas d'avenir pour moi, sauf le mariage et la vie monotone de mon milieu et de mon état. Je détestais tout le monde (excepté deux ou trois personnes) et j'étais jalouse de ma sœur, de son intelligence et de sa beauté. On m'avait enseigné la forme la plus étroite du christianisme ; à moins que les gens ne pensent comme moi, ils ne pouvaient être sauvés. L'Église anglicane était divisée entre la "High Church" qui était presque anglo-catholique, et la "Low Church" qui croyait à un enfer pour ceux qui n'acceptaient pas certaines doctrines et à un ciel pour ceux qui les acceptaient. J'appartenais six mois de l'année à l'une, six mois à l'autre, quand je n'étais pas en Écosse sous l'influence de ma tante. J'étais écartelée entre les beautés du rituel et l'étroitesse du dogme. Le travail missionnaire étourdissait ma conscience dans les deux groupes. Le monde était divisé entre les chrétiens qui travaillaient dur à sauver des âmes et les païens qui s'inclinaient devant des images de pierre et leur rendaient un culte. Le Bouddha [35] était une image de pierre ; jamais la pensée ne m'effleura que les images du Bouddha étaient tout comme les statues et les images du Christ dans les églises chrétiennes avec lesquelles j'étais si familiarisée en Europe. J'étais complètement dans le brouillard. Alors, au plus fort de mon malheur et au cœur même de mon dilemme, l'un des Maîtres de la Sagesse vint à moi.

Au moment de cet événement et pendant plusieurs années, je n'eus pas la moindre idée de qui Il était. En l'occurrence, je fus pétrifiée de terreur. J'étais jeune et assez intelligente pour être renseignée sur le mysticisme des adolescents et sur l'hystérie religieuse ; j'avais entendu des religieux en discuter. J'avais assisté à beaucoup de réunions pour la foi et j'avais vu des gens "perdre le contrôle" d'eux-mêmes, comme j'appelais cela. Donc, jamais je ne fis part de mon expérience à personne, de peur qu'on ne m'étiquette "cas mental", quelqu'un à surveiller soigneusement et à prendre en main. J'étais intensément vivante spirituellement et consciente de mes fautes à un degré anormal. À ce moment-là, j'étais en séjour chez ma tante Margaret à Castramont, dans le Kirkcudbrightshire, et l'atmosphère était très propice.