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CHAPITRE V - Partie 2

CHAPITRE V

À ce propos, je me souviens parfaitement de m'être trouvée, de très bonne heure un matin, dans une petite église de Turnbridge Wells, toute proche de nos bureaux dans cette ville, désireuse d'assister à un service de communion. J'allai trouver le recteur et lui en demandai la permission, car l'Angleterre est un très petit pays et mes parents y sont très connus. Le recteur dit qu'il devait obtenir la permission de l'évêque ; cette permission fut refusée et le recteur vint me dire que je ne pouvais pas recevoir la communion. Je regardai le recteur un instant, puis je lui dis : "J'aurais pu être dans cette ville venant d'Amérique et être une femme buveuse de cocktails, joueuse de cartes et pourvue d'une douzaine d'amants et j'aurais pu recevoir la communion parce que je n'étais pas divorcée. Il y a vingt ans, j'ai divorcé avec la pleine approbation de l'évêque et du clergé de son diocèse, parce qu'ils connaissaient les faits, et je ne peux pas me présenter à la communion, moi qui ai cherché à servir le Christ depuis que j'ai quinze ans." Il y a quelque chose de fondamentalement faux dans l'Église épiscopale d'ici, car un évêque [202] de cette Église me dit une fois ; "Ne me dites jamais qu'une personne est divorcée, car ce qu'on ne sait pas n'existe pas ; mais si je sais, alors je suis obligé de refuser la communion." Sans commentaires.

Nous sommes en route vers la solution du problème du sexe. Ce qu'elle sera, je ne le sais pas. Mais j'ai confiance dans la droiture inhérente à l'humanité et dans le développement du dessein de Dieu. Peut-être que la solution viendra d'une juste éducation dans les écoles et d'une juste attitude des parents envers les adolescents, garçons et filles. L'attitude actuelle est basée sur la peur, l'ignorance et la réticence. Le temps doit venir où les éducateurs et les parents parleront ouvertement avec les jeunes des faits de la vie et de la régulation à propos du sexe ; je vois ce temps s'approcher très rapidement. Les jeunes sont très sains, mais leur ignorance leur vaut souvent des difficultés. S'ils connaissent les faits tels qu'ils sont, ils savent ce qu'ils doivent faire. Toutes ces histoires stupides à propos de petites fleurs, de cosse de pois et de bébés amenés par des cigognes et autres histoires du même genre sur le problème du sexe – elles sont nombreuses – sont insultantes pour l'intelligence humaine et nos jeunes sont très intelligents.

Personnellement, j'aimerais voir conduire chaque adolescent, fille ou

 garçon, chez un médecin compréhensif qui lui parlerait des choses telles qu'elles sont. J'aimerais avoir engendré, dans la plus jeune génération, un respect de sa fonction en tant que parents de la génération suivante et j'aimerais voir un père et une mère d'aujourd'hui (et ici je généralise) laisser les jeunes plus libres de régler leurs problèmes par eux-mêmes. Mon expérience m'a appris qu'on peut se fier à eux quand ils savent. En général, les garçons et les filles ne sont pas naturellement dégénérés et ne vont pas prendre des risques quand ils savent que les risques existent. J'aimerais voir le problème du sexe abordé par le médecin, pour qu'il parle aux garçons et aux filles qui lui [203] sont amenés de ce que c'est que d'être des parents, de ce que sont les dangers de la promiscuité, et qu'il ajoute un avertissement quant à l'homosexualité qui est une des plus grandes menaces qui pèsent sur les garçons et les filles d'aujourd'hui. Devant les faits, devant un clair exposé, en règle générale, on peut faire confiance à nos jeunes mais, franchement, c'est dans les parents que je n'ai pas confiance parce qu'ils ont peur et ne se fient pas à leurs enfants.

Tout ceci n'est encore qu'un petit "galop d'essai" préliminaire car, au cours des quelques années qui suivirent, j'eus naturellement à faire face au problème du garçon et de la fille. J'ai trois filles, très attirantes, et les garçons commencèrent à tourner autour d'elles, si bien qu'il y avait toujours à la maison, non seulement des gens, des gens et encore des gens, mais aussi des garçons, des garçons et encore des garçons et c'est ainsi que j'appris à comprendre et à aimer les deux groupes. Je respecte, j'aime et je me fie à la jeune génération.

Vers cette époque, nous quittâmes Ridgefield Park pour Stamford, Connecticut. Un ami à nous, Graham Phelps Stokes, avait une maison vacante à Long Island Sound et nous la laissa, sans loyer, pour plusieurs années. Elle était beaucoup plus grande et plus belle que celle de Ridgefield Park et, personnellement, je l'aimais. Je me rappellerai toujours les matinées de là-bas. À l'étage, il y avait une aile de la maison qui était constituée d'une grande chambre, située au-dessus des chambres de domestiques du rez-de-chaussée. Il y avait des fenêtres sur trois côtés et c'est là que je vivais et travaillais. Craigie était avec nous ; l'entretien de la maison était terriblement lourd, mais mes filles grandissaient et devenaient beaucoup plus utiles dans la maison. Foster et moi faisions le voyage de New York, régulièrement, plusieurs fois par semaine, Craigie étant là pour s'occuper de mes filles. Elles étaient toutes trois adolescentes et très jolies et nous trouvions impossible de les mettre dans une école publique. La population de Stamford, à cette époque, [204] était en grande partie composée d'étrangers et trois belles filles blondes avaient un charme presque irrésistible pour de jeunes Italiens, si bien qu'elles étaient suivies partout où elles allaient. J'exposai le problème à une amie riche et elle paya leur instruction à Hayward dans une école de jeunes filles, privée et de très grande tenue, et elles y allèrent tous les jours jusqu'au moment où nous quittâmes Stamford.

Je ne peux me rappeler tous les garçons qui se réunissaient chez nous. Deux d'entre eux sont toujours nos amis et viennent nous voir de temps en temps, bien qu'ils soient mariés tous deux et chargés de famille. Ils débarquent par intervalle et, d'une manière ou d'une autre, on retrouve cette atmosphère heureuse et profonde qui exclut toute contrainte et nous permet de renouer les fils d'une amitié intime, quel que soit le laps de temps qui s'est écoulé depuis la dernière entrevue. J'ai oublié les autres. Ils vinrent et repartirent. Innombrables sont les souvenirs de nuits passées, assise dans ma chambre aux trois côtés de verre, guettant les lumières d'une voiture qui signifieraient qu'un garçon ramène une fille à la maison. Cela ennuyait beaucoup mes filles, mais j'ai toujours senti que c'était bon psychologiquement. Mère savait toujours où étaient ses filles, avec qui elles étaient et quand elles rentraient à la maison ; et je n'ai jamais regretté mon obstination sur ce point, mais j'ai souvent regretté les heures perdues pour le sommeil. Mes trois filles ne m'ont jamais causé de réelle anxiété, pas plus qu'elles ne m'ont donné de raisons de perdre ma confiance en elles ; mais, maintenant qu'elles sont toutes les trois mariées et qu'elles vivent leur propre vie, je me plais à saisir l'occasion de dire combien elles étaient gentilles, combien saines, combien sensibles, combien parfaitement décentes.

Ainsi les années s'écoulaient. De 1925 à 1930, ce furent des années d'ajustement, de difficultés, de joies et de croissance. Il y a peu à raconter. Ce ne furent que des années ordinaires, des années de travail, l'établissement et la stabilisation de l'École Arcane, la publication des livres du Tibétain et la réunion autour de nous d'un groupe d'hommes et de femmes qui n'étaient pas seulement nos vrais amis, qui travaillaient avec nous, mais qui étaient, en plus, loyalement dédiés au service de l'humanité. [205]

Nous partions rarement, en été, car cette maison était sur le Sound et avait sa propre plage ; mes filles pouvaient nager et pêcher la palourde autant qu'elles le voulaient. Je suis réellement douée pour accommoder les palourdes. Grâce à l'amabilité d'un ami, nous avions une voiture et nous pouvions aller à New York ou n'importe où ailleurs. Chaque dimanche, pratiquement, nous recevions des amis et des invités et, fréquemment, il y avait 20 à 30 personnes à la maison. Nous les mélangions tous, pêle-mêle, les jeunes et les vieux, les gens qui avaient de bonnes positions sociales et ceux qui en étaient dépourvus et je crois qu'ils passèrent tous de bons moments. Nous servions des gâteaux et du punch, du thé et du café et peu importe ce qu'ils étaient, tous devaient donner un coup de main, laver la vaisselle et ranger le salon quand la journée était finie.

Nous avions un chat et un chien qui étaient très individualistes. Le chien était un chien policier, petit-fils de Rin Tin Tin, de très grande valeur. Il était censé être notre protecteur et écarter les vagabonds, mais il n'était en fait d'aucune garde. Il aimait tout le monde et faisait bon accueil à tous les traînards. Il était fin de race, beaucoup trop sensible, trop tendu et on devait lui donner du bromure constamment pour qu'il conserve des nerfs en bon état. Il n'y avait pas l'ombre de vice en lui et nous l'adorions tous. Le chat, personne ne l'adorait, car il n'adorait que moi. C'était un formidable et magnifique chat de gouttière que nous avions recueilli errant, alors qu'il n'était qu'un petit chaton. Il ne voulait parler à personne qu'à moi. Il n'acceptait de nourriture de personne d'autre que de moi. Il refusait de rentrer dans la maison si je n'étais pas en bas, si bien qu'à la fin, Foster construisit une échelle, entre le jardin et la fenêtre de ma chambre et fit un trou dans le store afin qu'il puisse entrer dans ma chambre ; dès lors, il fut complètement heureux, il n'utilisa plus jamais aucune porte, mais bondissait de l'échelle sur mon lit.

Le travail progressait rapidement pendant ces années. Mon mari avait mis en train le Magazine "The Beacon" qui répondait à un réel besoin, comme c'est encore le cas aujourd'hui. Je [206] donnai six ou huit conférences publiques par an et tant qu'on ne fit pas payer l'entrée, il m'arrivait facilement d'avoir un auditoire de 1 000 personnes. Un jour, cependant, nous décidâmes que beaucoup de ces gens qui occupaient des chaises dans mon auditoire n'étaient que ce qu'on appelle à New York tout simplement des badauds. Ils naviguaient entre toutes les conférences gratuites, peu importait le sujet traité, sans jamais tirer de bénéfice de rien de ce qu'ils entendaient. Donc, le moment arriva où nous décidâmes de faire payer l'entrée à mes conférences, même si ce n'était que 25 centimes. Les auditeurs diminuèrent à peu près de moitié et cela nous fit grand plaisir. Ceux qui venaient le faisaient parce qu'ils voulaient entendre et apprendre et cela valait la peine de leur parler.

J'ai toujours aimé faire des conférences et, pendant les vingt dernières années, je n'ai jamais su ce que c'était que de me sentir nerveuse sur l'estrade. J'aime les gens, je leur fais confiance et un auditoire est comme une seule personne aimable. Je crois que faire une conférence est la chose qui me fait le plus de plaisir au monde et, aujourd'hui, en être empêchée par ma santé est l'une de mes plus grandes privations. Mon médecin ne m'y autorise pas complètement et mon mari s'inquiète terriblement, si bien qu'à présent, je ne parle plus qu'à la conférence annuelle.

Ce fut au début de cette période que j'établis une amitié qui eut plus de signification pour moi que tout autre chose au monde, sauf mon mariage avec Foster Bailey. Cette amie était la simplicité, la douceur et l'altruisme réunis et elle apporta dans ma vie une richesse et une beauté dont je n'avais jamais rêvé. Pendant dix-sept longues années, nous suivîmes la voie spirituelle ensemble. Je lui donnais tout le temps libre que je pouvais et j'étais constamment chez elle. Les mêmes choses nous amusaient, les mêmes qualités et les mêmes idées nous intéressaient. Nous n'avions pas de secrets l'une pour l'autre et je savais tout ce qu'elle ressentait sur les gens, les circonstances et sur son entourage. J'aime à penser que les dix- sept dernières années de sa vie solitaire, elle ne fut pas entièrement seule. La comprendre, être auprès d'elle, lui donner la liberté de parler [207] avec le sentiment d'être en sécurité, voilà la seule compensation que je pouvais lui offrir de sa bonté infinie envers moi. Pendant dix-sept ans, elle m'habilla et, jusqu'à sa mort en 1940, je n'ai jamais acheté un seul vêtement pour moi-même. Je porte encore les vêtements qu'elle m'a donnés. Tous les bijoux que j'ai me viennent d'elle. J'avais apporté de belles dentelles et des bijoux dans ce pays, quand j'y vins, mais j'avais dû vendre tout pour payer les notes d'épicier et elle prit soin que quelques-unes de ces choses soient remplacées. Elle mit mes filles à l'école et paya toujours nos passages pour l'Europe et la Grande-Bretagne, aller et retour. Nous étions tellement proches que, si j'étais malade, elle le savait automatiquement. Je me souviens avoir été malade en Angleterre, il y a quelques années et, presque immédiatement, elle me câbla 500 livres sterling, car elle savait que j'étais malade et que je pouvais en avoir besoin.

Notre relation télépathique a été extraordinaire et s'est prolongée même après sa mort. Quand quelque chose arrivait dans sa famille, après qu'elle fut passée dans l'au-delà, elle en discutait avec moi télépathiquement. Bien que n'ayant aucun moyen d'avoir des nouvelles de sa famille, je découvrais ensuite ce qui s'était passé et, même aujourd'hui, je suis fréquemment en contact avec elle. Elle avait une connaissance très profonde et très vaste de la Sagesse Éternelle, mais les gens lui faisaient peur ; elle craignait de ne pas être comprise ; elle craignait qu'on l'aime pour son argent et elle était profondément effrayée par la vie. Je crois lui avoir rendu service sur ce plan, car elle respectait mon jugement et trouvait qu'il coïncidait souvent avec le sien. Je jouais le rôle de soupape de sûreté. Elle savait qu'elle pouvait tout me dire, que cela n'irait pas plus loin. Même quand elle fut sur le point de mourir, elle me garda dans son esprit et, peu de jours avant sa mort, je reçus une lettre d'elle que je pus à peine lire, où elle me parlait d'elle. La lettre avait été postée à sa place par quelqu'un. L'une des choses que j'espère, lors de mon passage de l'autre côté, c'est la trouver, m'attendant, car elle me l'a promis. Nous avons eu de bons moments ensemble pendant qu'elle était sur la terre. Nous [208] avons ri sous cape et ri ouvertement de mêmes choses. Nous aimions les mêmes couleurs et je me suis souvent demandé ce que j'avais pu faire dans le passé pour être digne d'une telle amitié dans le présent.

Deux fois par an, elle allait dans une boutique et m'achetait huit ou neuf robes, sachant exactement le genre de choses que j'aimais et les couleurs qui m'allaient et, deux fois par an, à l'arrivée de ces boites pleines de beaux vêtements, j'allais à mon placard, en sortais un nombre équivalent de robes de l'année précédente et les envoyais à des amies personnelles dont je connaissais la vie difficile. Je ne suis pas partisane d'entasser des choses pour soi et je savais ce que c'était que d'avoir besoin d'un certain genre de robe ou de manteau et de ne pas pouvoir se les offrir. La pauvreté, parmi les meilleures classes de la société qui doivent garder une certaine apparence, constitue une expérience plus amère que bien d'autres genres de pauvreté. Les personnes sans ressources n'aiment pas accepter la charité et ne peuvent pas aller mendier, mais elles peuvent se laisser convaincre d'accepter ce dont elles ont besoin de la part de quelqu'un qui, par exemple, peut écrire en disant ce que j'écrivais et disais : "Je viens de recevoir en cadeau un tas de nouvelles robes, et je ne peux simplement pas porter tout ce que j'ai. Je me sentirais avare si je gardais tout, aussi je vous envoie deux robes et vous me rendrez service en les acceptant." C'était donc mon amie, et non moi, qui était à l'origine de tout ce bonheur qu'apportaient, chaque année, tous ces jolis habits.

Je trouve difficile de parler comme je le voudrais des gens qui ont compté le plus pour moi. Je le ressens particulièrement dans ce cas et, surtout, dans le cas de Foster Bailey, mon mari. Lui et moi, nous en avons parlé ensemble et nous avons décidé qu'il n'était pas possible de mettre dans une autobiographie ce que j'aurais aimé dire.

Une autre amitié intéressante se trouva aussi sur notre chemin et elle comporta beaucoup d'implications très significatives, implications qui seront plus à même de trouver leur développement dans la prochaine vie que dans celle-ci. Il y a, dans la ville [209] de New York, un club appelé "Nobility Club". Un jour, un membre de ce club me demanda de venir entendre parler le grand-duc Alexandre. Il était le fils de l'un des tsars de Russie et beau-frère du dernier tsar Nicolas. J'y allai, plus par curiosité qu'autre chose, et je trouvai une salle comble, remplie par toute l'élite de la noblesse, et par toutes les altesses royales qu'on pouvait réunir à New York à cette époque. Bientôt, tout le monde se leva, car le Grand- Duc entrait et s'asseyait dans un fauteuil, sur l'estrade. Quand nous fûmes de nouveau tous assis, il nous regarda à la ronde, très sérieusement, et dit : "Je me demande s'il est possible que, pour une minute, vous oubliiez que je suis un grand-duc, car je désire vous parler de votre âme." Je restai sidérée et enchantée et, à la fin de son allocution, je me tournai vers mon amie, la baronne... et lui dit : "Que j'aimerais mettre le Grand-Duc en contact avec des gens de ce pays pour qui il importerait peu qu'il soit grand-duc ou non, mais qui l'aimeraient seulement pour lui-même et pour son message." Ce fut tout et je n'y pensai plus.

Le matin suivant, à mon bureau, le téléphone sonna et une voix me dit : "Son Altesse Impériale serait heureuse que Mme Bailey soit au Ritz à

11 heures." Donc Mme Bailey se rendit au Ritz à 11 heures. Je fus reçue au salon par le secrétaire du Grand-Duc. Il me fit asseoir, me regarda solennellement et dit : "Qu'attendez-vous du Grand-Duc, Mme Bailey?" Étonnée, je le regardai et dis : "Rien, je n'imagine même pas pourquoi je suis ici." "Mais, dit M. Roumanoff, le Grand-Duc a dit que vous vouliez le voir." Je lui dis alors que je n'avais fait aucune démarche pour voir le Grand-Duc et que je n'avais pas idée de ce qu'il voulait. Je lui dis que j'avais assisté à son allocution la veille et que j'avais exprimé à une amie le souhait qu'il puisse rencontrer certaines personnes. Alors M. Roumanoff me fit monter jusqu'à l'appartement du Grand-Duc ; après que j'eus [210] fait ma révérence et me fus assise, il me demanda ce qu'il pouvait faire pour moi. Je lui dis : "Rien." Je me mis alors à lui raconter qu'il y avait des gens en Amérique, comme Mme du Pont d'Ortiz, qui pensaient comme lui, qui avaient de belles maisons, qui assistaient rarement à des conférences et que j'espérais qu'il pourrait peut-être désirer les rencontrer. Sur quoi, il m'assura qu'il ferait tout ce que je lui demanderais et ajouta : "Parlons à présent de ce qui est important." Nous passâmes environ une heure à parler des choses spirituelles et du besoin d'amour dans le monde. Il venait justement de publier un livre intitulé : "La religion de l'Amour" et il était anxieux de le voir lire davantage.

Quand je revins au bureau, j'appelais Alice Ortiz et lui dis de venir à New York et de donner un déjeuner pour le Grand-Duc à l'Hôtel Ambassador. Elle refusa vivement. Moi, tout aussi vivement, je l'enjôlai si bien qu'elle accepta. Elle vint et donna ce déjeuner. Au milieu de la réception, M. Roumanoff se tourna vers moi et dis : "Qui êtes-vous, Mme Bailey ? Nous ne trouvons rien à votre sujet." Je l'assurai que je n'en étais pas surprise, car je n'étais personne, seulement une citoyenne américaine d'origine britannique. Il secoua la tête et parut très troublé ; il me raconta que le Grand-Duc avait dit qu'il ferait tout ce que je voudrais qu'il fasse.

Ceci fut le commencement d'une amitié qui dura jusqu'à la mort du Grand-Duc et même après. Il vint régulièrement passer quelques jours à Valmy, avec Foster et moi. Nous eûmes ensemble des entretiens longs et intéressants. Ce que nous réalisions profondément ensemble, dans cette amitié, était que, malgré l'apparence, nous étions tous semblables et que, de sang royal ou du type d'être humain socialement le plus bas, nous avions les mêmes goûts et les mêmes dégoûts, les mêmes douleurs et les mêmes chagrins, les mêmes sources de bonheur et le même besoin de progrès spirituel. Le Grand-Duc était un spirite convaincu et nous avons eu des moments très divertissants, lors [211] de petites séances de spiritisme dans l'immense salon d'Alice.

Un après-midi, M. Roumanoff appela mon mari et lui demanda si, lui et moi, étions libres ce soir-là et si nous pouvions prendre la responsabilité d'emmener le Grand-Duc aux deux endroits où il avait à parler. Nous étions heureux de le faire et nous l'emmenâmes là où il devait aller et, à la fin de son allocution, nous le protégeâmes des chasseurs d'autographes. Sur le chemin du retour à l'hôtel, le Grand-Duc, soudain, se tourna vers moi et dit : "Mme Bailey, si je vous disais que, moi aussi, je connais le Tibétain, est-ce que cela signifierait quelque chose pour vous ?" "Oui, dis- je, cela aurait une grande signification." "Eh bien !, répondit le Grand-Duc, vous comprenez le triangle, vous, Foster et moi." Ce fut, je crois, la dernière fois que je le vis. Il partit peu après pour le sud de la France et nous partîmes pour l'Angleterre.

Deux ans plus tard, je lisais assise dans mon lit, un matin vers 6 h 30, quand, à ma stupéfaction, entra le Grand-Duc, dans l'élégant pyjama d'intérieur bleu foncé qu'il portait si souvent. Il me regarda, sourit, agita la main et disparut. J'allai voir Foster et lui dis que le Grand-Duc était mort. Et c'était vrai. Je vis la chronique nécrologique dans le journal, le jour suivant. Avant de quitter New York, il m'avait donné une photo de lui, avec son autographe, bien sûr ; à peu près un an plus tard, la photo disparut, et, comme il n'était plus en vie, je la regrettais profondément ; j'étais certaine que quelque chasseur d'autographe l'avait volée. Plusieurs années plus tard, alors que je marchais dans la 43ème rue à New York, je vis soudain le Grand-Duc venir vers moi. Il sourit et passa et, quand j'arrivai à mon bureau, je trouvai la photo perdue sur mon bureau. Il y avait évidemment, sur le plan spirituel, un lien étroit entre le Grand-Duc, Foster et moi-même. Dans une vie postérieure, nous connaîtrons la raison du contact qui se produisit dans cette vie, de l'amitié et de la compréhension qui s'établirent. [212]

Une vie ne doit pas être considérée comme un événement isolé, mais comme un épisode dans une série de vies. Ce qui se fait aujourd'hui, les amis, la famille à laquelle nous sommes liés, nos qualités, notre caractère, notre tempérament indiquent seulement la totalité du passé. Ce que nous serons dans la vie suivante résultera de ce que nous avons été et avons fait dans celle-ci.

Ces années-là, nous fûmes très occupés. Nos filles grandissaient et les garçons affluaient. L'École croissait régulièrement et j'étais, en moi-même, sûre d'avoir découvert le travail dont K.H. m'avait parlé en 1895. Les doctrines de la Réincarnation et de la loi de Cause à Effet avaient résolu les problèmes de mon esprit interrogateur. La Hiérarchie m'était connue. J'avais eu le privilège de prendre contact avec K.H. quand je choisissais de le faire, car on pouvait, à présent, me faire confiance pour tenir mes affaires personnelles en dehors de son ashram ; j'entrais dans un service plus grand dans son ashram et, par conséquent, dans le monde. La reconnaissance des livres du Tibétain dans le monde augmentait sans cesse. J'avais, moi-même, écrit plusieurs livres qui avaient reçu un bon accueil ; je les avais écrits pour prouver que l'on peut faire un travail psychique, tel que mon travail avec le Tibétain, et cependant avoir un cerveau qui fonctionne bien et être un être humain intelligent. À travers les livres et à travers l'ensemble grandissant des membres de l'École Arcane, Foster et moi avions des contacts croissants avec des gens de partout. Des lettres parvenaient, débordantes de demandes, d'appels à l'aide, ou de requêtes pour que soit formé un groupe dans un pays ou un autre.

J'avais toujours soutenu la théorie selon laquelle les vérités les plus profondes et les plus ésotériques pourraient être criées au grand public, du haut des toits, et que, aucun dommage ne pourrait en découler. Donc, les engagements au secret sont vides de sens. Il n'y a pas de secrets. Il n'y a que la présentation [213] de la vérité et sa compréhension. Il s'est créé beaucoup de confusion dans l'esprit du public, entre l'ésotérisme et la magie. La magie est une manière de travailler sur le plan physique, en reliant substance et matière, énergie et force, afin de créer des formes par lesquelles la vie puisse s'exprimer. Ce travail, mettant en œuvre des forces élémentales, est dangereux et, même pour un cœur pur, il nécessite protection. L'ésotérisme est en réalité la science de l'âme. Il concerne le principe vivant, spirituel, qui se trouve en toute forme. Il établit l'unité à la fois dans le temps et l'espace. Il motive et exécute le Plan, sous l'angle de l'aspirant, et il est la science du Sentier ; il instruit l'homme des techniques du surhomme qui va venir et, ainsi, le rend capable de poser les pieds sur le Sentier de l'Évolution supérieure.

Le programme de l'École se développait graduellement. Nous conservions le travail, et l'avons toujours conservé ainsi, souple, dans un effort pour répondre aux besoins changeants, et nous obtenions graduellement un groupe d'hommes entraînés à la supervision du travail. Il y a quinze ans (en 1928), nous emménagions dans nos installations actuelles et, aujourd'hui, les 31ème et 32ème étages constituent le siège central de l'École Arcane, du Lucis Trust, de la Bonne Volonté et de la Société des Éditions Lucis. Nous avons commencé avec une petite poignée d'étudiants ; nous avons maintenant beaucoup de projets spirituels, tous en vue du service pour l'humanité, tous désintéressés et à l'échelle mondiale et tous rendus réalisables par les étudiants de l'École Arcane. [214]