Naviguer dans les chapitres de ce livre

CHAPITRE II - Partie 2

CHAPITRE II

Je n'ai guère de souvenirs de quelque chose de particulier qui serait arrivé pendant ces premières semaines à Meerut, car ma réelle expérience commença à Quetta. Mon travail au Foyer du Soldat de Quetta reste dans mon esprit comme l'une des périodes les plus intéressantes de ce travail. J'aime Quetta. Elle se trouve environ à 1 800 m d'altitude et il y fait très chaud et très sec en été et très froid en hiver. Cependant, de mon temps, même par les froids les plus mordants, nous devions porter des casques de soleil. Je vois que ces casques ne sont plus tellement portés de nos jours et deux de mes filles, qui ont passé des années en Inde avec leur mari, les mettaient rarement et riaient de mes idées. Mais de mon temps ils étaient de rigueur.

Quetta est la plus grande ville du Béloutchistan et le Béloutchistan est une sorte d'État tampon entre l'Inde et l'Afghanistan. J'y passai près de deux ans, allant et venant, car je descendis en Inde plusieurs fois, traversant le désert de Sind à cinq reprises. Il y a très peu de végétation au Béloutchistan, sauf des genévriers, tant que le sol n'est pas irrigué ; quand il [73] l'est, tout peut pousser. J'ai rarement vu quelque chose de semblable aux roses du Béloutchistan ; elles étincelaient dans chaque jardin. Au printemps, le pays est une orgie de cosmos et puis, plus tard, viennent les tournesols. Ici se place une anecdote. Je parlais dans mon cours biblique du dimanche à Quetta, un après-midi, disant aux soldats combien l'être humain naturellement et normalement se tourne vers Dieu. J'utilisai le tournesol pour l'illustrer, soulignant qu'il est appelé tournesol parce qu'il suit le soleil dans le ciel. Le matin suivant, un soldat vint jusqu'à la porte de notre salon, avec un visage très grave et demanda si cela me dérangerait de sortir dans le jardin une minute. Je le suivis et, sans un mot, il désigna les tournesols. Tous, jusqu'au plus petit, et ils étaient des centaines, tournaient le dos au soleil !

Quetta fut l'endroit où, pour la première fois, je pris une responsabilité sur mes épaules et l'assumai plus ou moins seule, quoique Miss Clara Shaw fût avec moi. Les troupes de Quetta avaient pris possession du Foyer du Soldat, à tel point qu'elles avaient sérieusement perdu toute retenue. La personne responsable, j'imagine, était un peu traumatisée, quoiqu'elle le fût probablement moins que moi. Une bande de soldats menait grand train, nuit après nuit, essayant de tout démolir. Environ une vingtaine d'entre eux descendaient des casernes ensemble. Ils entendaient entrer dans la cantine, commander du cacao et des œufs frits et ensuite passer le reste de la soirée à jeter les cruches de cacao et les œufs frits contre les murs. On peut facilement imaginer le résultat. Le désordre était abominable et leur attitude était pire encore. Je fus donc envoyée pour voir ce qu'on pourrait faire. Je fus tout simplement épouvantée et je ne savais que faire. Je passai d'abord quelques soirs à errer de-ci de-là à travers la cantine et les salles de lecture, en constatant [74] seulement que ma présence les rendait pires encore. Le bruit courait que j'étais une jeune personne dure à cuire et capable de les dénoncer aux autorités. Ils comptaient donc m'en faire voir.

Quand j'eus enfin découvert exactement qui ils étaient et qui étaient les meneurs, j'envoyai un planton à la caserne, un matin, pour demander à ceux d'entre eux qui n'étaient pas de service de venir jusqu'au Foyer du Soldat à une certaine heure. Pour une raison quelconque, aucun n'était de service et une vive curiosité les amena tous. Quand ils arrivèrent, je les fis monter dans un attelage indigène (gharris), y ajoutai tout ce qu'il fallait pour un pique-nique et conduisis l'ensemble jusqu'à un endroit qui, en ce temps-là, s'appelait Woodcock Spinney. C'était une belle journée, chaude et claire et le fait que l'endroit était alors infesté de serpents, petits et mortels, ne semblait pas nous troubler beaucoup. Là, nous fîmes du thé, en disant des blagues ; on joua aux devinettes et, pas une seule fois on ne parla de religion ; je ne fis pas non plus allusion à leurs méfaits ; puis, le soir venant, on rentra à la maison. Je n'avais pas articulé un mot de censure, de critique ou de requête. Sûrement, ils étaient tous bien attrapés. Tout au long de la soirée je ne dis rien et, toujours déroutés, ils rentrèrent à la caserne. L'après-midi suivante, l'un de nos gérants de la cantine vint me voir et me demanda si je pouvais venir une minute à la cantine. Là, je trouvai tous ces hommes en train de nettoyer les murs, de les repeindre, récurant le sol et rendant l'endroit plus beau qu'il ne l'avait jamais été. Dans mon esprit reste la question : avais-je été trop effrayée pour mettre l'affaire sur le tapis ou avais-je été bien avisée ? C'était ainsi ; je n'avais rien projeté intentionnellement.

J'appris une grande leçon à cette époque-là. Je me prouvais à moi- même, avec beaucoup de surprise, que la compréhension et l'amour réussissaient avec les individus, alors que la condamnation et les accusations échouaient. Je n'eus jamais plus aucune difficulté avec cette bande. L'un d'eux est toujours mon ami, et j'ai perdu de vue tous les autres durant les quarante ans [75] qui se sont écoulés depuis lors. Cet homme vint me voir quand j'étais à Londres, en 1934, et nous avons parlé de ces temps lointains. Je fis cependant une troublante découverte. Ces hommes avaient été attirés vers des choses meilleures, non pas par l'éloquence de mes sermons ou parce que j'insistais sur un précepte théologique disant que le sang de Jésus pouvait les sauver, mais simplement par un amour compréhensif. Je n'avais pas cru que cela était possible. J'avais encore à apprendre que l'amour est l'idée-maîtresse de l'enseignement du Christ et que c'est son amour et sa vie qui sauvent et non pas des affirmations théologiques violentes sur la peur de l'enfer.

Il y a bien des petits incidents en relation avec ce temps-là, en Inde, que je pourrais relater, mais ils sont probablement plus intéressants pour moi que pour quelqu'un d'autre. J'allais d'un Foyer à l'autre, m'occupant des comptes, m'entretenant avec les gérants, tenant des réunions d'évangélisation sans fin, parlant aux soldats de leur âme ou de leur famille, visitant les hôpitaux militaires et ayant affaire aux multiples problèmes qui surgissent naturellement quand des centaines d'hommes sont cantonnés loin de chez eux et confrontés avec la difficulté de vivre dans un climat chaud, dans une civilisation étrangère. Je devins très connue de plusieurs régiments. J'ai fait un jour le compte du nombre de régiments avec lesquels j'avais travaillé, en Irlande et en Inde et j'en ai trouvé quarante. Certains d'entre eux m'avaient donné un nom de leur cru. Un célèbre régiment de cavalerie m'appelait "grand-mère" ; un autre régiment de gardes, pour une raison inconnue, s'adressait toujours a moi en tant que "Chine". Un très célèbre régiment d'infanterie parlait toujours de moi ou m'écrivait comme à V.D.B. qui Signifiait Vieille Dame Bienveillante. La majorité des garçons m'appelaient seulement "Mère", sans doute parce que j'étais tellement jeune. Ma correspondance devint très lourde ; j'en arrivais à connaître très bien la mentalité des soldats et je ne les ai jamais vus tels que Rudyard Kipling les a dépeints. En fait, "Tommy Atkins" moyen se ressent de cette peinture qui a été faite de lui. [76]

J'ai fait des milliers de parties de dames et je devins une très bonne joueuse, non parce que je jouais scientifiquement, mais parce que j'avais une étrange manière de deviner ce que mon adversaire allait faire. L'odeur du cacao et des œufs frits était sans cesse dans mes narines. J'improvisais au piano des accompagnements pour les chansons populaires dans la salle de lecture, jusqu'à ce que je sois fatiguée à mourir d'entendre les hommes hurler "Tout comme le lierre, je m'attacherai à vous" etc. ou "Toutes les petites figures des pensées se lèvent vers moi en souriant", qui étaient des chansons à la mode. Les hommes avaient leur propre version des paroles que je m'efforcer fermement de ne pas entendre, afin de n'être pas obligée d'intervenir. Je jouais des hymnes sur l'harmonium pendant des heures et j'arrivais à les jouer presque par cœur. J'avais une bonne voix de mezzo- soprano et un registre étendu. Je perdis la voix en chantant dans des salles à l'atmosphère enfumée. Je crois que j'ai vendu plus de paquets de cigarettes qu'un bureau de tabac.

Je me souviens d'un soir à Chakrata ; j'avais annoncé le cantique "Nous nous réunirons sur la rive" qui se poursuivit en nous assurant que, si nous œuvrons, nous serons heureux pour toujours. Je levai les yeux et là, au fond de la salle, je vis [77] un général, son aide de camp et son état-major qui étaient venus inspecter le Foyer et voir ce que nous faisions. Ils découvrirent, avec étonnement, une jeune personne d'une piété légèrement désinvolte, en robe blanche et ceinture bleue, qui ne ressemblait à aucune des évangélistes qu'ils avaient jamais pu imaginer. J'aimerais dire ici que j'ai toujours rencontré une grande amabilité de la part des officiers des divers régiments et je crois que les moments de ma vie (à présent loin dans le passé) où je fus absurdement vaniteuse furent à la sortie de l'église après l'office, quand j'étais saluée par les officiers et les soldats. Le frisson que je ressentais est encore en moi.

Ma vie se passa, pendant ces années de formation, presque entièrement avec des hommes. Souvent, pendant des semaines, je ne parlais avec aucune femme, en dehors de ma collaboratrice et chaperon du moment. J'admettais candidement que je ne comprenais pas la mentalité féminine. Ceci est bien sûr une généralité et, comme toutes les généralités, c'est un peu faux. J'ai des amies femmes et leur suis dévouée, mais, en règle générale, je préfère la mentalité masculine. Un homme peut à l'occasion vous causer de sérieux ennuis; une femme vous apporte un flot de stupides petits tracas tout le temps et cela m'ennuie. Je crois que je ne suis pas féministe, mais je sais que, lorsque les femmes sont sincères et intelligentes, elles peuvent arriver au sommet.

Mes matinées étaient consacrées à l'étude de la Bible, car j'atteignais une moyenne de quinze réunions par semaine, au courrier, aux conférences avec les gérants et à m'arracher les cheveux sur les comptes, car je n'ai jamais eu la moindre tête pour les chiffres. Nous nourrissions cinq ou six cents hommes dans chaque cantine chaque soir et cela signifiait beaucoup d'achats et de ventes. Mes après-midi se passaient dans un hôpital, généralement dans les salles où il n'y avait pas d'infirmières, parce qu'elles étaient dans les salles où le besoin était le plus grand. J'allais de pavillon en pavillon, dans les grands [78] hôpitaux militaires, avec des journaux, des brochures et des livres.

Je devins assez célèbre dans les hôpitaux, et les aumôniers de toute confession prirent l'habitude de m'envoyer constamment chercher pour m'asseoir auprès des garçons qui allaient mourir ; si je ne pouvais rien faire pour les aider, qu'au moins le mourant puisse tenir ma main. J'appris une chose importante, tandis que j'assistais ces hommes et les veillais quand ils passaient de l'autre côté et ce fut ceci : la nature, ou Dieu, prend soin des gens dans ces moments-là ; ils meurent généralement sans frayeur et ils sont souvent très contents de partir ou alors ils sont dans le coma et ne sont physiquement conscients de rien. Deux seulement des hommes auprès desquels j'étais quand ils moururent agirent autrement ; l'un à Lucknow mourut en maudissant Dieu et sa mère et en injuriant la vie, l'autre d'un horrible cas de rage. La mort n'est pas tellement redoutable quand on est face à face avec elle. Elle m'est souvent apparue comme une douce amie et je n'ai jamais eu le moindre sentiment que quelque chose de réel et de vital arrivait à son terme. Je ne savais rien des recherches psychiques, ni de la loi de renaissance et, cependant, j'étais sûre que le problème était de passer à un autre travail. Subconsciemment, je n'ai jamais vraiment cru à l'enfer, et bon nombre de gens orthodoxes du point de vue chrétien doivent y être allés.

Je n'ai pas l'intention de disserter sur la mort, mais j'aimerais donner ici une définition de la mort qui m'a toujours paru adéquate. La mort est "un contact de l'âme trop fort pour le corps". C'est un appel de la divinité qui ne souffre pas de refus ; c'est la voix de l'Entité spirituelle intérieure qui dit : "reviens à ton centre, ou à ta source pendant quelque temps et réfléchis aux expériences passées et aux leçons apprises, jusqu'à ce que vienne le temps où tu retourneras sur terre, pour un autre cycle d'enseignement, de progrès et d'enrichissement." [79]

Ainsi, le rythme et l'intérêt du travail m'absorbaient et j'aimais chaque minute, en dépit du fait que ma santé n'était jamais bonne et que je souffrais d'horribles migraines. Elles m'abattaient pendant des jours de suite, mais toujours je voulais rester sur pied et faire ce qui devait être fait. J'avais à résoudre des problèmes pour lesquels (comme je l'ai dit plus haut) j'étais tout à fait incompétente et certains d'entre eux étaient assez tragiques. J'avais si peu de véritable expérience de la vie que, lorsque je prenais une décision, je n'étais jamais tout à fait sûre que c'était la meilleure, ni même la bonne. J'avais à faire face à des questions que, en y repensant, je détesterais devoir régler même aujourd'hui. Une fois, un meurtrier, venant juste de tirer sur son camarade, chercha refuge auprès de moi, et je dus le livrer à la justice quand la police vint et me demanda de le faire sortir. Une autre fois, l'un de nos gérants disparut d'un des foyers, avec tous les fonds et je passai la nuit à lui donner la chasse le long du chemin de fer. Je vous demande de vous souvenir que cela ne se faisait pas de mon temps et que ma conduite était vraiment très indigne du point de vue de madame Grundy.

Une fois à Lucknow je me réveillai, un matin, avec la forte impression que je devais partir immédiatement pour Meerut. J'avais un permis de première classe sur la Grande Ligne péninsulaire indienne et je pouvais aller et venir comme je voulais à travers l'Inde du Nord. Ma collaboratrice tenta de me persuader de ne pas partir, mais je sentais que l'on me réclamait. Quand j'arrivai à Meerut, je trouvai que l'un des gérants avait eu une insolation, s'était cogné la tête contre une poutre et était devenu fou. Je trouvai sa jeune femme, avec son enfant, dans tous ses états. La manie du suicide était apparue et le docteur m'avertit qu'une tendance à l'homicide pouvait s'ensuivre. Sa femme et moi le veillâmes pendant six jours, jusqu'à ce que je puisse organiser son départ pour la Grande-Bretagne, où il recouvra la santé.

Un autre gérant fit une dépression et nous tint sous la [80] menace du suicide. Je l'étudiai un moment et me lassai de sa constante menace, si bien qu'un jour j'allai chercher le couteau à découper et le priai de cesser de parler et de faire ce qu'il disait. Quand il vit le couteau, il fut pris de panique et je lui offris alors un billet de retour pour l'Angleterre. Certains parmi les hommes succombaient au climat, à la solitude et au manque de confort de la vie en Inde à cette époque. Nos connaissances en psychologie étaient minces, en ce temps-là, et presque rien n'était fait pour soutenir les hommes quant à leurs problèmes mentaux. Voilà seulement quelques-unes des situations auxquelles j'avais à faire face et dont j'étais incapable de venir à bout. Ce fut ce flot constant de cas d'urgence qui finalement m'abattit. Parallèlement à ces événements, il y avait de merveilleux moments. Je réussissais à tenir les hommes dans les Foyers et à les écarter des mauvais quartiers. Je l'attribuais à mon profond pouvoir spirituel et à mon éloquence sur l'estrade. J'ai idée, maintenant, que c'était parce que j'étais jeune et gaie et qu'il n'y avait pas de concurrence. Il n'y avait personne d'autre à qui les hommes auraient pu parler, en dehors des dames des Foyers du Soldat. Je pense que j'avais le chic, également, pour faire sentir aux hommes que je les aimais bien, ce qui était vrai.

Je revins en Angleterre trois fois au cours de ma vie en Inde, car on croyait que le long voyage de trois semaines en mer était bon pour ma santé. Je suis un marin de première classe, et je me suis toujours sentie chez moi en mer. Une fois, je mis trois semaines à retourner en Grande- Bretagne et quand j'y fus je passai une semaine en Irlande, une semaine en Écosse, une semaine en Angleterre, puis je repris le bateau pour retourner en Inde. J'ai passé beaucoup de jours et de mois sur l'océan. J'ai perdu le compte du nombre de fois que j'ai traversé l'Atlantique.

Pendant tout ce temps, j'ai fermement et énergiquement prêché la religion de l'ancien temps. Je restai férocement orthodoxe ou – pour employer un mot plus moderne – une fondamentaliste [81] sans cervelle, car aucun fondamentaliste ne se sert de sa pensée. J'avais eu beaucoup de discussions avec des soldats et des officiers d'esprit libéral, mais j'adhérais, avec une fermeté dogmatique, à la conception doctrinale selon laquelle personne n'a la possibilité d'être sauvé et d'aller au ciel à moins de croire que Jésus est mort pour ses péchés, afin d'apaiser un Dieu de colère, ou à moins de se convertir, ce qui signifie confesser ses péchés et abandonner tout ce qu'on aime faire. On ne doit plus boire, ni jouer aux cartes, ni jurer, ni aller au théâtre et, naturellement, on ne doit plus avoir affaire avec les femmes. Si l'on ne veut pas changer ainsi sa vie, on va inévitablement en enfer après la mort, où l'on brûle pour toujours dans le lac de feu et de soufre. Peu à peu, cependant, les doutes commencèrent à se glisser dans mon esprit et trois épisodes de ma vie furent à l'origine d'une grande préoccupation mentale. Leurs implications me troublèrent et furent largement responsables d'un changement définitif de mon attitude envers Dieu et envers le problème du salut éternel. Laissez-moi vous les raconter et vous saisirez alors le déroulement de ma perturbation intérieure.

Des années auparavant, quand j'étais encore adolescente, ma tante, en Écosse, avait une cuisinière nommée Jessie Duncan. Nous étions de très grandes amies depuis que j'étais une petite fille qui s'échappait jusqu'à sa cuisine pour avoir le morceau de gâteau qu'elle savait y trouver. Dans la journée, elle était strictement une domestique, se levant quand j'entrais dans la cuisine, ne s'asseyant jamais en ma présence, parlant seulement si je lui parlais et plus parfaitement correcte dans ses relations avec moi que qui que soit d'autre. Mais le soir, après son travail quotidien et quand j'étais au lit, elle venait dans ma chambre, s'asseyait au bord de mon lit et nous parlions et nous parlions. Elle était très bonne chrétienne. Elle m'aimait et me regardait grandir avec beaucoup d'intérêt. Elle était mon amie intime et me reprenait rudement quand elle pensait que la circonstance l'y autorisait. Quand elle n'appréciait pas ma conduite, elle me le disait. Si des bruits lui parvenaient dans la cuisine au sujet de ma vilaine tenue dans la maison, j'en entendais [82] de sa part. Si elle était satisfaite de mon comportement, j'en entendais aussi parler. Je ne pense pas que beaucoup de gens en Amérique réalisent ou évaluent le type de relations et d'amitié pouvant exister entre les prétendues classes élevées et leurs vieux serviteurs. C'est un état de réelle amitié et de profonde affection des deux côtés.

Un soir, Jessie monta me voir. L'après-midi, j'avais parlé à une réunion évangélique, dans la salle du petit village et je pensais m'en être acquittée très bien. J'étais très satisfaite de moi-même. Jessie était venue avec tous les autres domestiques et, comme je le découvris, m'avait écoutée avec un esprit critique et sans en tirer de plaisir. Nous étions en train de discuter de la réunion quand, soudain, elle se pencha, me prit par les épaules et me secoua gentiment pour souligner ce qu'elle avait à me dire : "Apprendrez- vous jamais, Mademoiselle Alice, qu'il y a douze portes à la Cité Sainte et que tous ceux qui sont au monde entreront par l'une ou par l'autre d'entre elles. Ils se rencontreront sur la place du marché, mais tous ne seront pas entrés par votre porte." Je ne pus imaginer alors ce qu'elle entendait par-là et elle était assez sage pour ne pas m'en dire plus. Je n'ai jamais oublié ses paroles. Elle m'avait donné une de mes premières leçons sur la largeur de vue et sur l'immensité de l'amour de Dieu et des prévisions de Dieu pour son peuple. Elle ne savait pas, à cette époque, que ses paroles seraient transmises à des milliers de gens au cours de mes conférences publiques.

La deuxième partie de la leçon me fut présentée en Inde. J'avais été à Umballa pour y ouvrir le Foyer du Soldat et j'avais emmené avec moi mon vieux porteur personnel, un indigène nommé Bugaloo. Je crains de ne pas orthographier son nom correctement, mais c'est sans importance. Je crois qu'il m'aimait vraiment. C'était un vieux gentleman, avec une longue barbe blanche et jamais il ne laissait personne faire quoi que ce soit pour moi, s'il était aux alentours ; il veillait sur moi avec le soin le plus méticuleux, voyageait partout avec moi, s'occupait de ma chambre et m'apportait mon petit déjeuner chaque jour. [83]

Je me tenais un jour sous la véranda de notre habitation à Umballa, regardant sur la route, devant l'enceinte, les hordes innombrables et la multitude d'Indiens, Hindous, Mahométans, Pakistanais, Sikhs, Radjput, Gourkas – et les balayeurs, les hommes, les femmes, les enfants qui passaient sans cesse. Ils progressaient silencieusement, venant de quelque part, allant quelque part, pensant à quelque chose et leur nom est légion. Soudain le vieux Bugaloo vint près de moi, mit sa main sur mon bras (chose que ne font jamais les serviteurs indiens) et me donna une petite secousse pour attirer mon attention. Alors il me dit, dans son curieux anglais : "Mademoiselle Baba, écoutez. Des millions de gens ici. Des millions tout le temps, longtemps avant que vous, Anglais, ne veniez. Le même Dieu m'aime comme Il vous aime." Depuis, je me suis souvent demandé qui il était et je me posais la question de savoir si mon Maître K.H. ne s'était pas servi de lui pour briser la coquille du formalisme en moi. Ce vieux porteur avait l'air d'un saint et agissait comme tel ; c'était probablement un disciple. Je fus placée à nouveau devant le problème auquel Jessie Duncan m'avait confrontée. Le problème de l'amour de Dieu. Qu'avait fait Dieu de ces milliers de gens à travers les siècles, à travers le monde entier, avant que ne vienne le Christ ? Étaient-ils tous morts sans salut et tous en enfer ? Je connaissais l'argument rebattu selon lequel, durant les trois jours où son corps fut dans la tombe, le Christ alla et "prêcha aux esprits captifs", c'est-à-dire en enfer, mais cela ne paraissait pas juste. Pourquoi leur donner une seule petite chance pendant juste trois jours après des milliers d'années d'enfer, parce qu'il leur était arrivé de vivre avant la venue du Christ ? Vous voyez donc comment, petit à petit, ces questions intérieures grondaient dans mon ouïe spirituelle.

L'épisode suivant se situa à Quetta. Je m'étais mis en tête qu'il était absolument nécessaire, à la fois pour la paix de mon esprit et pour le bien des soldats, que je fasse une causerie sur l'enfer. Depuis des années que j'étais évangéliste, je n'en avais [84] jamais fait. J'avais éludé le problème. J'avais contourné la question. Je n'étais jamais parvenue à la certitude qu'il y avait un enfer et que j'y croyais. Je n'étais pas sûre du tout au sujet de l'enfer. La seule chose dont j'étais sûre, c'est que j'étais sauvée et que je n'y serais pas envoyée. Certainement, s'il existait, on avait dû en parler tout particulièrement depuis le temps que Dieu se servait de cet enfer pour y déposer cette foule indésirable. Donc, je décidai d'en faire une étude spéciale et me mis en tête d'en savoir davantage sur lui. J'étudiai le sujet pendant un mois et je lus tout particulièrement les livres de ce désagréable théologien, Jonathan Edwards. Avez-vous une idée de l'abomination de certains de ses sermons ? Ils sont affreux et dénotent une nature sadique. À un endroit, par exemple, il cite le cas des bébés qui meurent sans baptême et il parle d'eux comme de "petites vipères", grillées à point dans le feu de l'enfer. Cela alors me semblait vraiment injuste. Ils n'avaient pas demandé à naître ; ils n'étaient pas assez âgés pour savoir quelque chose de Jésus ; pourquoi donc seraient-ils grillés à point durant l'éternité ? Je me saturai de la pensée de l'enfer, et j'étais passionnée pour toutes les informations, oubliant que personne n'était jamais revenu de l'enfer pour nous dire s'il existe ou non ; je me tins, cet après-midi là, sur l'estrade, devant cinq cents soldats, prête à les faire comparaître, terrifiés, devant les tribunaux célestes.

C'était dans une immense salle, avec de hautes fenêtres à la française, ouvrant sur un parterre de roses et les roses, en cette saison, étaient en plein épanouissement. Je fis mon discours ; je déclamai en vociférant ; je parlai de la cruelle misère de mon auditoire en l'amplifiant. J'étais emportée par mon sujet, j'oubliais mon environnement dans la pensée de l'enfer. Tout à coup, au bout d'une demi-heure, je découvris que je n'avais plus d'auditoire. Un par un, les soldats s'étaient glissés dehors, par les fenêtres à la française. Ils avaient écouté jusqu'à ne plus [85] pouvoir me supporter et ils s'étaient assemblés parmi les roses pour rire de la pauvre petite sotte que j'étais. Je restai avec une poignée de soldats à l'esprit religieux ; ils étaient membres du groupe de réunion pour la prière et, silencieusement, flegmatiquement, poliment, ils attendaient que je finisse. Quand je fus arrivée péniblement à une piètre conclusion, un sergent vint à moi avec une expression de pitié dans les yeux et dit : "Allons, Mademoiselle, tant que vous avez dit la vérité, nous sommes restés assis et avons écouté tout ce que vous aviez à dire, vous le savez, mais à l'instant où vous avez commencé à dire des mensonges, la plupart d'entre nous se sont levés et sont partis. C'est comme ça." C'était une brutale et violente leçon et l'une de celles qu'à l'époque je n'ai pas comprises. Je croyais que la Bible enseignait l'enfer comme un fait et toutes mes valeurs étaient bouleversés. Si l'enseignement au sujet de l'enfer n'était pas vrai, quoi d'autre encore était faux ?

Ces trois épisodes m'obligèrent brutalement à me poser des questions et contribuèrent, en définitive, à m'amener à la dépression nerveuse. Avais- je été dans l'erreur jusque-là ? Étaient-elles si nombreuses les choses que j'avais encore à apprendre ? Était-il possible que d'autres points de vue puissent être justes ? Je savais qu'il y avait beaucoup de gens bien qui ne pensaient pas comme moi, mais jusqu'alors j'avais seulement été triste pour eux. Dieu était-il comme l'image que je m'étais faite de Lui et (horrible pensée) si Dieu était comme je l'avais imaginé et si j'avais vraiment compris Dieu, et ce qu'Il voulait, pouvait-il être Dieu tout à fait puisque, si je pouvais le comprendre, Il devait être aussi fini que moi ? Y avait-il un enfer et, si oui, pourquoi, au nom du Ciel, Dieu y envoyait-il quelqu'un, puisque c'était un endroit si déplaisant et qu'Il était un Dieu d'amour ? Je savais que moi, je ne pourrais pas faire cela et que j'aurais dit aux gens : "Bon, si vous ne pouvez pas croire en moi, c'est désolant, car je mérite vraiment que l'on croie en moi, mais je ne peux, ni ne veux vous punir seulement pour cela. Peut-être que vous n'y pouvez rien, peut-être que vous n'avez pas entendu parler de moi, ou peut-être que vous avez entendu des choses fausses sur moi." Pourquoi serais-je [86] meilleure que Dieu ? En savais-je plus que Dieu sur l'amour et, si j'en savais plus, comment alors Dieu pouvait-Il être Dieu, puisque je serais plus grande que Lui sur certains points ? Est-ce que je savais ce que je faisais ? Comment pouvais-je continuer à enseigner ? Et ainsi de suite. Un changement dans mon point de vue et dans mon attitude commença à apparaître. Une toute petite fermentation avait commencé qui était fondamentale par ses résultats, mais déchirante dans ses applications. J'étais complètement harassée et je commençais à mal dormir. Je ne pouvais pas penser clairement et je n'osais poser de questions à personne.

En 1906, je commençai à m'effondrer physiquement. Les maux de tête auxquels j'ai toujours été sujette augmentaient et j'étais usée jusqu'à la corde. Trois choses étaient responsables de cet effondrement. Premièrement, j'avais de loin trop de responsabilités pour mon âge et, deuxièmement, j'allais vers des troubles psychiques aigus. Quand il y avait des catastrophes et des difficultés en relation avec le travail, je prenais le blâme sur moi. J'avais encore à apprendre la leçon selon laquelle la seule vraie défaillance est d'être battue et donc d'être incapable de poursuivre le chemin. Mais ce qui m'importait le plus, c'était l'impression que l'édifice intérieur de ma vie commençait à tomber en ruine. J'avais fondé ma vie entière sur les mots de saint Paul : "Je sais en qui j'ai cru et je suis persuadé qu'Il est capable de conserver ce que je Lui ai confié, jusqu'au jour du Jugement." Mais je n'étais plus sûre de l'existence du jour du Jugement. Je n'étais même plus sûre de ce qu'était ce que j'avais confié au Christ ; je mettais en doute tous les faits dont j'avais été persuadée. Le seul fait que je n'ai jamais remis en doute, et dont je suis éternellement sûre, est le fait du Christ lui-même. Je sais en qui j'ai eu foi. Ce fait a soutenu l'épreuve et n'est plus l'objet d'une croyance, mais d'une connaissance. Le Christ EST. Il est le "Maître de tous les Maîtres et l'Instructeur des Anges comme des hommes". [87]

Mais au-delà de cet unique fait inaltérable, tout l'édifice mental de ma vie et mon attitude envers la théologie rebattue de mes collaboratrices étaient ébranlés jusque dans leurs fondements. Cela resta ainsi jusqu'en 1915. Malheureusement pour moi, et c'est la troisième raison de mon effondrement physique, je tombai amoureuse, pour la première fois, d'un gentleman bidasse (comme on les appelait), un simple soldat d'un régiment de hussards. Je m'étais crue amoureuse bien des fois. Je me souviens bien d'un major d'un certain régiment (actuellement général célèbre) qui désirait m'épouser. Ce fut un moment amusant ; j'avais contracté la rougeole alors que j'étais dans un certain cantonnement indien, et je m'étais rendue avec les malades qui allaient à la consultation à un hôpital indigène desservi par des médecins anglais. La rougeole fut diagnostiquée et je fus mise en quarantaine dans un pavillon de l'enceinte, avec mon porteur qui dormait la nuit en travers de ma porte. Jamais je n'aurais pu trouver de plus irréprochable chaperon. Trois médecins et ce major passaient les soirées avec moi, et je nous vois encore, assis autour d'une table, sous la lampe à huile, car c'était l'hiver, le docteur x, les pieds sur le manteau de la cheminée, lisant son journal, l'autre médecin et le major jouant aux échecs, et moi, toute couverte de rougeurs, cousant sagement. Le major, finalement, me fut enlevé par une petite gouvernante ce qui n'était guère flatteur, et l'un des médecins se mit à nourrir pour moi un amour sans espoir pendant plusieurs années. Même il me poursuivit jusque chez moi, de l'Inde en Écosse, à mon grand déplaisir et à la surprise de ma famille qui ne voyait pas pourquoi, au nom du Ciel, il pouvait être aussi fervent. D'autres hommes furent intéressés mais, pas une fois, je ne fus touchée  jusqu'à ma rencontre avec Walter Evans.

Il était extrêmement beau ; il avait un esprit brillant, une excellente éducation et, par mon entremise, il opéra une solide conversion. Sans mon travail au Foyer du Soldat, il n'y aurait pas eu de problèmes, sauf celui d'ordre financier ; mais la difficulté que j'avais à affronter consistait en ce que les dames qui [88] travaillaient aux Foyers du Soldat Sandes étaient censées appartenir (et réellement elles y appartenaient) à des milieux si aristocratiques que la probabilité d'un mariage entre l'une d'elles et un soldat était tout simplement hors de question. La parfaite définition du système des classes, en Grande-Bretagne, consolidait cette position. Elles ne devaient pas, ne pouvaient pas et généralement ne voulaient pas, tomber amoureuses d'un simple soldat. J'étais en face non seulement de mon problème personnel, puisque Walter Evans n'était pas socialement du même rang que moi, mais devant l'obligation de laisser tomber le travail et de faire quelque chose qui mettait mes collaboratrices dans une difficulté presque insurmontable. J'étais affolée. Je me sentais traîtresse. Mon cœur me poussait dans une direction et ma tête me disait très solennellement "non" ; j'étais si troublée et malade que je me trouvais dans l'impossibilité de penser clairement.

Combien je déteste avoir à parler de cette période de ma vie et d'avoir à soulever la poussière des quelques années qui suivirent ! J'avais été formée à une réserve pleine de dignité. Mon travail aux Foyers du Soldat Sandes m'avait appris à ne pas parler de moi-même. En aucun cas, je n'aime parler de moi, particulièrement à propos d'événements tels que ma vie en relation avec Walter Evans. J'ai passé tellement de temps, au cours de ces vingt dernières années, à écouter les confidences de gens soucieux et éprouvés. J'ai été sidérée par les détails intimes qu'ils m'ont livrés avec beaucoup de satisfaction, semblait-il. Je n'ai jamais compris ce relâchement des règles de la discrétion sur soi-même, d'où la difficulté que je rencontre à écrire cette autobiographie.

Une chaude nuit à Lucknow, je ne pouvais pas dormir. J'allais et venais à travers ma chambre et me sentais toute désolée. J'allai jusqu'à la grande véranda, ensevelie sous les bougainvilliers en fleurs, mais n'y trouvai rien que des moustiques. Je rentrai dans ma chambre et m'assis à ma coiffeuse une minute. Soudain, un large rayon de brillante lumière frappa [89] ma chambre et la voix du Maître, qui était venu à moi quand j'avais quinze ans, me parla. Je ne le vis pas cette fois-là, mais, debout au milieu de la chambre, j'écoutai ce qu'il avait à me communiquer. Il me dit de ne pas être inutilement troublée ; que j'étais observée et que je faisais ce qu'Il souhaitait que je fasse. Il me dit que les choses étaient prévues et que le travail essentiel qu'Il avait précédemment tracé pour moi allait commencer, mais d'une manière que je ne reconnaîtrai pas. Il ne m'offrit pas de solution à mes problèmes et ne me dit pas ce que je devais faire. Les Maîtres ne le font jamais. Ils ne disent jamais à un disciple que faire, ni où aller, ni comment manœuvrer dans une situation donnée, contrairement à toutes les bêtises que racontent les charmantes dévotes bien intentionnées. Le Maître est un exécutant occupé et son travail est de diriger le monde. Il ne se répand jamais en aimables platitudes auprès de gens médiocres dont l'influence est nulle et le pouvoir de servir non développé. Je le souligne parce que c'est une des choses qui doivent être démythifiées et qui égarent beaucoup de gens très bien. Nous apprenons à devenir des Maîtres en maîtrisant nos propres problèmes, en rectifiant nos propres erreurs, en prenant en charge quelques-uns des fardeaux de l'humanité et en nous oubliant nous-mêmes. Le Maître ne me consola pas cette nuit-là ; Il ne m'offrit ni compliments, ni agréables banalités. Il dit en fait que le travail devait continuer. Ne pas l'oublier. Être préparée au travail. Ne pas être déçue par les événements.

Rendons justice à Walter Evans ; il se conduisit très bien. Il pesa la situation et fit de son mieux pour se tenir à l'arrière-plan et me faciliter les choses autant qu'il le put. Quand vint la saison chaude je montai à Ranikhet avec Miss Schofield et là, toute la situation entre Walter Evans et moi atteignit son point culminant. L'été avait été dur. Nous avions ouvert le nouveau foyer et, tout le temps, j'avais été loin d'être en bonne santé. Walter Evans était arrivé avec son régiment et (comme c'était un régiment de cavalerie) lui et quelques autres entreprirent de [90] m'apprendre à mieux monter à cheval. Miss Schofield avait vu ce qui était en train de se passer. Elle et moi étions très proches l'une de l'autre et c'était une chance pour moi de l'avoir comme amie, à ce moment-là. Elle me connaissait bien et me faisait totalement confiance. Un jour, vers la fin de la saison, quand la mousson fut passée, elle me dit qu'on fermerait le Foyer dans une semaine et qu'elle me laisserait faire seule la fermeture ; cela, en dépit du fait qu'elle savait que Walter Evans était là et que je serais tout à fait seule dans la maison. La veille du jour où je devais quitter Ranikhet, j'envoyai chercher Walter Evans et je lui dis que tout était impossible entre nous, que je ne le reverrais jamais et que je lui disais adieu pour toujours. Il accepta ma décision et je retournai vers les plaines.

Arrivée là, je m'effondrai. J'étais submergée par l'excès de travail, par de constants maux de tête de la pire espèce, et par cette brûlante histoire d'amour. J'étais incapable de prendre les choses à la légère ; je ne l'ai jamais pu, en dépit d'un sens de l'humour très authentique qui m'a sauvé la vie bien souvent. J'ai toujours pris très fermement la vie et les événements, et j'ai vécu très intensément par la pensée. J'ai idée que, dans une vie antérieure, j'avais sérieusement fait défaut au Maître. Je n'ai pas de souvenir de ce que j'ai bien pu faire, mais j'ai toujours eu le profond sentiment que, dans cette vie-ci, je ne devais jamais Lui manquer. Comment j'ai failli dans le passé est sans importance, mais aujourd'hui, je ne dois pas faillir.

J'ai toujours été agacée par les sottises que disent les gens à propos de la "souvenance de leurs incarnations passées". Je suis profondément sceptique quant à cette souvenance. Je crois que les divers ouvrages que l'on a publiés sur les détails des vies antérieures d'occultistes éminents font preuve d'une imagination excessive, qu'ils sont mensongers et trompent le public. J'ai été [91] fortifiée dans cette idée par le fait que, dans mon travail, des douzaines de Marie-Madeleine, Jules César et autres personnages importants m'ont confié avec fierté qui ils étaient ; cependant, dans cette vie, ils ne sont que des gens très ordinaires et sans intérêt. Ces gens célèbres semblent s'être tristement détériorés depuis leur dernière incarnation et cela suscite, dans mon esprit, une question au sujet de l'évolution. Je ne crois pas non plus que, dans le long cycle de l'expérience de l'âme, l'âme se souvienne ou qu'elle se soucie de ce dont elle s'occupait ou de ce qu'elle faisait, deux mille, huit mille, ou cent ans auparavant, pas plus que ma présente personnalité n'a de souvenir ou d'intérêt pour ce que je fis à 3 h 45 de l'après-midi du 17 novembre 1903. Une seule de ces existences n'a probablement pas plus d'importance pour l'âme que 15 minutes en 1903 n'ont d'importance pour moi. Sûrement, il y a certaines vies qui comptent dans la mémoire de l'âme, tout comme certains jours de notre présente vie sont inoubliables, mais ils sont rares et très espacés.

Je sais que je suis aujourd'hui ce que beaucoup de vies d'expérience et d'amères leçons m'ont faite. Je suis sûre que l'âme pourrait – si elle avait envie de perdre son temps – retrouver ses incarnations passées, car l'âme est omnisciente ; mais quelle utilité cela aurait-il ? Ce serait seulement une autre forme d'égocentrisme. Ce pourrait bien être aussi une triste histoire.

Si j'ai quelque sagesse à présent et si quelques-uns d'entre nous font en sorte d'éviter les plus grosses erreurs de la vie, c'est parce que nous avons appris, à travers le genre d'expérience le plus dur, à ne plus faire ces erreurs. Notre dossier du passé – du point de vue spirituel où nous sommes à présent – est probablement catastrophique. Nous avons commis des meurtres ; nous avons volé, nous avons diffamé et été égoïstes ; nous avons été corrompus dans notre conduite envers d'autres hommes ; nous avons été luxurieux ; nous avons déçu et été déloyaux. Mais nous avons payé le prix ; car la grande loi que saint Paul énonce : "Ce qu'un homme aura semé, il le moissonnera aussi", [92] est agissante ; elle est éternellement agissante. Si bien qu'aujourd'hui nous ne faisons plus ces choses, parce que nous n'avons pas aimé devoir en payer le prix, car nous avons payé ! Je pense qu'il est temps que les idiots, qui perdent tellement de temps à s'efforcer de retrouver leurs incarnations passées, s'éveillent au fait que, si une seule fois ils se voyaient eux-mêmes tels qu'ils furent en vérité alors, ils garderaient le silence pour toujours. Quoi que j'aie pu être et quoi que j'aie pu faire dans une vie précédente, je sais que j'ai failli. Les détails sont indifférents ; mais la peur de faillir est profondément ancrée et inhérente à ma vie. De là le complexe d'infériorité dont je souffre et que j'essaie de cacher pour l'amour du travail.

Ainsi, avec une grande détermination et un sentiment intérieur d'héroïsme, je m'engageai dans une vie de célibat et tentai de poursuivre le travail.

Mes bonnes intentions, cependant, ne suffisaient pas à me garder dans ma ligne. J'étais trop souffrante. Miss Schofield décida donc de me ramener en Irlande et de voir ce qu'Elise Sandes suggérerait. J'étais trop malade pour protester et j'en étais au point où peu m'importait de vivre ou de mourir. J'avais fermé le Foyer du Soldat de Ranikhet et, autant que le je sache, les comptes étaient en bon ordre. J'avais essayé de tenir la réunion d'évangélisation habituelle jusqu'au bout, mais j'étais consciente d'avoir perdu mon énergie. Tout ce que je peux me rappeler, c'est l'extrême obligeance d'un certain colonel Leslie qui dirigea mon voyage de Ranikhet jusqu'aux plaines. Je dus aller en voiture. Je dus être portée à dos d'homme pour traverser un torrent furieux ; je dus être portée sur une chaise pendant des kilomètres, et je dus prendre encore une autre voiture pour arriver au train pour Delhi. New Delhi n'existait pas encore. Il arrangea tout cela, des coussins, un certain confort, la nourriture et tout ce que je pouvais avoir à souhaiter. Mon tailleur personnel décida de venir avec moi et paya [93] ses propres frais jusqu'à Bombay ; cela, uniquement parce qu'il se préoccupait de moi. Lui et mon porteur m'entouraient de soins et je n'ai jamais oublié leur aide bienveillante et douce.

Quand j'arrivai à Delhi, le chef de gare vint me dire qu'un compartiment avait été réservé pour moi depuis Bombay par le directeur général. Comment savait-il que j'étais malade, je l'ignore, mais il était l'un de ces cinq hommes que j'ai déjà mentionnés en relation avec mon premier voyage. Je ne l'ai jamais remercié, mais je lui suis très reconnaissante.

Je n'ai pas de souvenirs du voyage de l'Inde à l'Irlande, excepté de deux choses. L'une est l'arrivée à Bombay et le séjour à l'hôtel. Je me revois montant dans ma chambre et gisant sur mon lit, trop fatiguée pour défaire ma valise et même pour me laver. La chose dont je me souviens, c'est, en me réveillant dix-sept heures plus tard, de trouver Miss Schofield d'un côté du lit et le docteur de l'autre. J'avais déjà dormi autant, une ou deux fois dans ma vie, quand j'avais été trop au bout de mes forces. La deuxième chose dont je me souviens est l'embarquement à bord du bateau "P. & O." où, à ma grande horreur et à ma honte, par excès de faiblesse et de fatigue nerveuse, je me mis à pleurer. Je pleurai pendant tout le trajet de Bombay en Irlande. Je pleurais sur le bateau. Je pleurais aux repas ; je pleurais sur le pont. Je débarquai à Marseille, les larmes me coulant sur le visage. Je pleurais dans le train pour Paris. Je pleurais à l'hôtel. Je pleurais dans le train pour Calais et sur le bateau pour l'Angleterre. Je pleurais continuellement et désespérément et, malgré mes efforts, je ne pouvais m'arrêter. Je me souviens d'avoir ri deux fois, mais vraiment ri. Une fois quand nous étions au restaurant à Avignon. Un serveur très nerveux entra. Il me jeta un coup d'œil et laissa échapper de ses mains trois douzaines d'assiettes plates une par une, parce que j'étais assise là, pleurant et pleurant. L'autre chose [94] qui me fit rire arriva dans une petite gare, en France, où le train s'arrêta dix minutes. Une dame de notre compartiment descendit du train pour aller aux toilettes. Les trains n'étaient pas aussi confortables, à cette époque, qu'ils le sont maintenant et ils manquaient de toutes sortes de commodités. Nous avions gratifié les toilettes des dames du nom de W.C. Elle revint, pliée en deux par le rire et me dit, quand elle eut rattrapé son souffle : "Ma chère, comme vous savez, j'ai été à la "Wesleyan Chapel". Elle n'était pas très propre et elle était très laide, mais, après tout, on s'attend toujours à ce qu'une "Wesleyan Chapel" soit très laide. Ce qui m'a renversée, c'est le fait que le drôle de porteur français se tenait impatiemment derrière la porte pour me tendre les feuillets des hymnes." Je m'arrêtai de pleurer quelques minutes pour rire à m'en rendre malade et alors Miss Schofield pensa que je faisais une crise d'hystérie.

Enfin, nous arrivâmes en Irlande et je retrouvai ma Miss Sandes bien- aimée. Je me rappelle mon soulagement et le sentiment que, dès lors, tous mes malheurs étaient finis. Au moins, elle comprendrait la situation et apprécierait ce que j'avais fait. À mon grand étonnement, je découvris que mon pieux sacrifice était considéré par elle comme un geste absolument inutile. Elle me voyait, et peut-être avec raison, comme un petit enfant désorienté, cherchant refuge en dramatisant. Elle était, bien sûr, profondément déçue par moi. J'avais fait la seule chose que ses filles ne faisaient jamais. Elle avait compté sur mon aide pour les années à venir et elle s'était même avancée jusqu'à faire de moi, jeune comme je l'étais, un pilier de son travail. Elle avait senti que je pourrais le supporter parce que, comme elle me l'avait dit, elle aimait mon sens de l'humour, elle reconnaissait mon intégrité fondamentale et ce qu'elle appelait mon "aplomb spirituel" et elle savait que j'étais essentiellement vraie. En fait, elle me dit une fois, en marchant dans un petit chemin en Irlande, que ma véracité était bien propre à me jeter dans des difficultés et que je ferais bien d'apprendre qu'il n'est pas toujours nécessaire de soutenir la vérité avec audace. Le silence peut être parfois une aide.

J'avais par conséquent, de mon point de vue, laissé tomber [95] tout le travail, y compris Miss Sandes. À ce moment-là, j'avais commencé à cesser de pleurer et j'étais contente d'être avec elle. Je peux à présent voir le salon, dans la pension de famille de la petite ville balnéaire, près de Dublin, où elle nous avait reçues Théo Schofield et moi. Elle avait écouté le récit de Théo et Théo m'aimait. Elle avait écouté mon récit, récit d'une sainte égarée et martyre ; du moins c'est ainsi que je me voyais alors. Elle m'envoya au lit ce soir-là, et me dit qu'elle me verrait le lendemain matin. Après le petit déjeuner, elle me dit qu'elle ne voyait aucune raison véritable pour que je ne me marie pas, si je désirais me marier, pourvu que toute l'affaire soit menée avec discrétion. La situation requérait ce que l'ancien texte de l'Inde, la Bhagavad Gita, appelle "habileté dans l'action". Elle me chérissait et me dit de ne pas me tourmenter. De toute façon, j'étais trop fatiguée pour me tracasser, et sûrement trop fatiguée pour avoir la moindre idée quant à l'habileté dans l'action. J'étais consternée, et je réalisais que mon merveilleux, héroïque, spirituel sacrifice pour le salut du travail était considéré comme tout à fait inutile. J'étais déçue. Au cours de cette journée, je me mis dans un terrible état ; je me sentais stupide. À la fin, je laissai ces deux dames bien-aimées et plus âgées discuter de moi et de mes projets et je sortis dans l'air froid de la nuit pour marcher. J'étais si épuisée, si découragée, si malade dans mon cœur que la chose dont je me souviens ensuite, c'est d'avoir été ramassée par un policier. Il me remit sur mes pieds et me secoua (tout le monde me secouait, à ce qu'il paraissait) et, me regardant avec la plus profonde suspicion, il dit : "Ne vous évanouissez plus comme ça ici ; il est neuf heures du soir et c'est une chance que je vous ai vue. Maintenant, rentrez chez vous." Je rentrai en me traînant, gelée et trempée jusqu'aux os par la pluie et les embruns de la mer qui balayaient la jetée où j'étais apparemment restée par terre un certain temps. Je racontai en sanglotant mon histoire à Elise et à Théo et fus alors mise tendrement dans mon lit. Je pense que j'ai acquis un certain [96] sens des proportions et je sais aussi combien les événements de la vie sont tragiques aux yeux des jeunes et combien l'exagération est une réaction normale de la jeunesse.

Le lendemain, j'allai à Édimbourg voir ma tante bien-aimée, Margaret Maxwell. Là mon problème se compliqua, non seulement à cause de sa sollicitude, mais aussi par l'arrivée d'un homme charmant qui m'avait suivie durant le trajet au retour de l'Inde, pour me demander de l'épouser. En plus de cette complication, en vint une autre. Le matin suivant, je reçus une lettre d'un officier de l'armée, me disant qu'il était à Londres et me demandant s'il me plairait d'envisager un mariage immédiat avec lui. Ainsi j'étais là, avec une tante pleine de sollicitude, deux compagnes de travail très anxieuses et trois hommes sur les bras. Je pouvais parler à ma tante de Walter Evans et je le fis, lui exposant franchement la situation. Je n'osai pas mentionner les deux autres hommes parce que, étant donné son attitude conservatrice, elle aurait considéré que quelque chose allait sérieusement mal chez moi si j'avais encouragé trois hommes à la fois, ce que je n'avais pas fait. Je me rends cette justice ; je ne fus jamais une coquette.

Je restai seulement une semaine à Édimbourg avant de partir pour Londres, parce que mon passage de retour à Bombay avait été pris avant que je ne quitte l'Inde. Mon problème était : à qui m'adresser pour un conseil ? À cela je pouvais répondre aisément. J'allai à la Maison des Diaconesses à Édimbourg, pour voir la Supérieure de l'Église écossaise des diaconesses. Elle était la sœur de Sir William Maxwell de Cardoness Castle et la belle-sœur de la tante chez qui je séjournais. Pour moi, elle était toujours "tante Alice" et je l'adorais car il n'y avait en elle ni étroitesse, ni stupidité. Je la revois encore, grande et droite dans son costume brun de diaconesse, attendant pour m'accueillir dans son joli salon. Son costume était fait de soie brune à grosses côtes et elle portait généralement une collerette et des manchettes de véritable dentelle faites par moi. J'étais très bonne dentellière. J'avais appris à faire au [97] point d'aiguille la dentelle irlandaise, quand j'étais petite fille et c'était vraiment beau. Pendant plusieurs années je lui avais confectionné ses cols et ses manchettes, en reconnaissance du fait qu'elle m'avait toujours comprise. Elle ne s'était jamais mariée, mais elle connaissait la vie et aimait les gens. Je lui racontai l'histoire de Walter Evans, lui parlai du major de Londres et de ce riche et sot idiot qui m'avait suivie jusque chez moi et qui attendait devant la maison. Je la vois encore aller jusqu'à la fenêtre, jeter un coup d'œil à travers le rideau de dentelle et rire. Nous parlâmes pendant des heures et elle me dit de lui confier l'affaire, qu'elle allait y penser et prier pour savoir ce que je devais faire. Elle me dit aussi qu'elle ferait tout ce qu'elle pourrait en bonne justice pour rendre mon problème clair, car j'étais trop malade pour avoir encore du jugement ou du bon sens. Je me détendis grâce à son savoir-faire et je retournai chez ma tante, me sentant mieux. Quelques jours plus tard, je partis pour Londres et pris le bateau à nouveau pour l'Inde, accompagnée de Gertrude Davies-Colley qui entendait rester avec moi et prendre soin de moi, car j'étais visiblement trop malade pour être laissée seule.

Ainsi, je retournai à mon travail et me remis à le faire sans la moindre idée de ce qu'allait devenir ma vie, m'étant mis dans l'esprit de vivre au jour le jour et de ne pas regarder vers le futur. J'avais confiance en Dieu et en mes amis et, ainsi, je me bornais à attendre.

Pendant ce temps, "tante Alice" avait pris contact avec Walter Evans. Son temps dans l'armée touchait à sa fin et il avait son billet pour quitter l'Inde. Elle paya toutes ses dépenses pour qu'il aille aux États-Unis suivre des cours de théologie dans le but de devenir clergyman de l'Église épiscopale, l'équivalent américain de l'Église anglicane, ce qui lui donnerait un rang social propre à me faciliter un éventuel mariage avec lui. Elle fit tout ceci d'une manière absolument ouverte, me tenant [98] informée de chacune de ses démarches et faisant aussi savoir à Miss Sandes ce qui se passait. Toute l'affaire, cependant, était tenue très discrète pour ce qui me concernait du point de vue de mon travail dans l'armée et (si éventuellement je quittais l'Inde pour me marier) il était entendu que je rentrerais pour épouser un clergyman.

Je retournai à Umballa, j'y poursuivis le travail durant tout l'hiver et puis, en été, je montai à Chakrata pour mettre en route le Foyer du Soldat. Ma santé ne cessait d'empirer et les migraines devenaient plus fréquentes. Le travail était très lourd et je me souviens, avec reconnaissance, de la bonté et de l'amabilité de deux hommes qui firent tant pour moi que je me demande si je serais encore en vie aujourd'hui sans eux. L'un d'eux était le colonel Leslie dont les filles étaient mes amies et mes contemporaines. J'allais souvent chez lui et il s'occupait de moi de façon merveilleuse. L'autre était le colon Swan, officier de police de ce district, que j'allais voir en tant que médecin. Il fit tout ce qu'il put pour moi, passant parfois des heures à m'examiner, mais je devins si malade que tous deux prirent finalement l'affaire en main et câblèrent à ma famille et à Miss Sandes qu'ils me renvoyaient en Angleterre par le prochain bateau.

De retour à Londres, j'allai voir Sir Alfred Schofield, frère de Théo Schofield, qui était à l'époque l'un des meilleurs neurologues de Londres. Je me mis entre ses mains. C'était un homme brillant et il me comprit réellement. J'allai chez lui exaspérée par mes maux de tête. Je m'étais mis dans l'idée que j'avais une tumeur du cerveau, ou que j'allais devenir folle, ou n'importe quoi d'également stupide et j'étais trop malade pour pouvoir combattre ces fantasmes successifs. Après avoir parlé avec moi un instant, il se leva et parcourut sa bibliothèque de laquelle il sortit un grand et pesant ouvrage. Il l'ouvrit et désigna un certain paragraphe en disant : "Jeune dame, lisez ces quatre ou cinq lignes et [99] délivrez-vous de vos craintes." Je lus que la migraine n'est jamais mortelle ; qu'elle n'a pas d'effet sur le mental du sujet et que ses victimes sont généralement des gens doués d'un bon équilibre mental et de capacités intellectuelles. Il avait été assez sage pour deviner mes peurs inexprimées et je tiens à mentionner ici cette histoire au bénéfice des autres personnes souffrant de migraines. Il m'envoya alors au lit pour six mois et me dit de faire de la couture. Donc, je retournai à Castramont chez ma tante Margaret, dans la vieille chambre à coucher que j'avais occupée pendant tant d'années et me mis à faire, pour ma sœur, un trousseau : jupons à volants tout en plumetis, avec des ourlets à jours bordés de dentelle ; pantalons (que nous ne mentionnions jamais en ce temps-là) avec des volants brodés, et cache-corsets comme on n'en voit plus maintenant. Il y a une chose que je peux dire de moi, c'est que j'excellais dans les travaux à l'aiguille. Chaque jour, je me levais pour aller faire une marche dans la lande et je me sentais chaque semaine un peu mieux. Depuis que Walter Evans était parti pour l'Amérique, je recevais une lettre de lui très régulièrement, tous les trois ou quatre jours. [100]